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14 avril 2019 7 14 /04 /avril /2019 08:39
"L'Île des chasseurs d'oiseaux" de Peter May / The Magnetic North "Orkney symphony"

Note de concordance : 10/10

 

Si le vent et la tourbe pouvaient enfanter, de leur union serait née cette fratrie : des mots et des sons qui jaillissent de la même écume, venant frapper les sombres rivages insulaires écossais.

 

Depuis le temps que je choisis des Bandes Originales de Livres, jamais un roman et un album ne se sont aussi bien entremêlés. Il ne s'agit plus de superposition mais de fusion. 

Certes "Orkney symphony" suit son propre récit, mais les chansons éthérées se cachent dans les mêmes brumes mystérieuses que "L'île des chasseurs d'oiseaux". Le projet du disque baigne dans le fantasmagorique : Gawain Erland Cooper, le leader de la formation The Magnetic North, a reçu une visite en rêve.

Si, ça se peut.

L'esprit de Betty Corrigall, une jeune femme d'Orkney Island qui s'est pendue au XIIIème siècle, lui a intimé de composer des musiques autour de son histoire. La force du rêve fut telle que Cooper est retourné sur l'île dont il est originaire, concrétisant ce projet fou en embarquant avec lui des artistes avertis, Simon Tong et Hannah Peel (s'appeler Madame Peel, déjà un bon présage).

 

Orkney Island fait face à l'Ecosse, tout à fait au nord du pays. Un tout petit peu plus bas, à l'ouest, les mêmes vents fouettent Lewis Island.

 

 

"L'Île des chasseurs d'oiseaux" de Peter May / The Magnetic North "Orkney symphony"
"L'Île des chasseurs d'oiseaux" de Peter May / The Magnetic North "Orkney symphony"

 

Comme des aimants, ces îles semblent rappeler leurs habitants à elles. Dans le roman de Peter May, l'inspecteur Fin McLeod retourne sur les terres de son enfance pour enquêter sur un meurtre. Le cœur n'y est pas : le pire vient de lui arriver, il a perdu son fils. Et les souvenirs qu'il a de Lewis sont tourmentés, désagréables. Mais le crime commis (tiens, par pendaison) ressemble trop à une de ses précédentes enquêtes pour qu'il ne soit pas sommé de faire les vérifications nécessaires. 

A peine les rives en vue, son passé remonte comme une sombre marée qui va venir provoquer le présent.

 

Avant d'écrire ce livre, Peter May a fait une longue saga policière située en Chine, une autre en France où il vivait alors. Comme si l'écossais patientait, laissait fermenter les histoires qui touchaient ses fibres les plus intimes… Alors dès les premières pages, l'atmosphère prend une dimension spectaculaire. L'aura de Lewis est palpable. La couleur et l'odeur de la tourbe sont omniprésentes, prégnantes. Les nuits sont fantomatiques, les jours brumeux. La faune est sauvage, la flore est sauvage, mais jamais autant que les habitants. Si on devait cacher un secret, il n'y aurait pas de meilleur endroit que cette terre isolée qui se tait, qui recouvre les traces du passé sous le granite et le basalte.

Les traditions y ont la vie dure. Chaque année quelques hommes et adolescents de l'île se rendent sur un îlot pour y perpétrer un massacre sur les gugas, des oiseaux locaux. Un rite de passage un peu plus bête et cruel que la moyenne des rites de passage.

 

C'est dans ce contexte que Fin va devoir enquêter, en évitant d'emmêler le fil de l'investigation et celui des souvenirs. A moins que tous les fils ne viennent du même tartan...

 

Peter May

Peter May

 

Des chœurs évanescents, des percussions tribales, un entrecroisement de vibraphones et de xylophones, des cordes, des arpèges de guitare,... il en faut des instruments pour exprimer la force des landes que foule Fin à la recherche du criminel, contre les bourrasques de souvenirs.

Inspirant parfois la menace latente ("Stromness"), la nostalgie vivace ("Rackwick"), la montée en intensité ("Bay of Skaill"), la musique de The Magnetic North croise le navire d'autres marins de ces mers froides : Sigur rós (dont on avait parlé ici pour seconder l'inspecteur Harry Hole). On retrouve aussi une superbe relecture de "Hi Life" de Syd Matters, dont la version originale utérine avait magnifié les silences de Yoko Ogawa sur ce même blog.

The Magnetic North tisse d'improbables liens entre plages instrumentales introspectives et grandes envolées romantiques où chants, cordes et percussions éclatent à l'unisson. Un peu comme un bijou celte, l'album réussit ce prodige de toujours paraître sensible et solide à la fois. L'eau et la rocaille. Le vent et la tourbe.

 

Conçu en grande partie sur place, parfois dans la maison même des parents du leader, le son de "Orkney symphony" a été façonné par la géographie de l'île, son histoire, ses habitants (une chorale locale a été montée).

 

 

C'est enrobé de cette musique spectrale que j'ai imaginé Fin McLeod tout au long de son périple. Un flic qui recroise son premier amour, les camarades d'antan. Et alternativement ce même personnage lorsqu'il était un gamin, vivant la rudesse de l'île, les rivalités de bandes, les 400 coups… Des images restent, comme celle de ce pneu de tracteur dévalant les courbes de l'île. Des sons remontent, comme cet inquiétant trombone qui surgit parfois, comme un signal marin ancestral, un avertissement du passé d'Orkney.

"L'île des chasseurs d'oiseaux" a la particularité d'être d'abord paru en traduction française, avant sa sortie dans son titre original : "The Blackhouse". Cette maison noire, c'est celle des secrets enfouis, des amnésies nécessaires.

Et si l'on creuse encore plus loin, le livre parle surtout du difficile passage du monde de l'enfance à celui des adultes, cette transition maudite où l'on doit choisir entre insouciance et liberté, renoncer à la naïveté. La tragique destinée de Betty Corrigall, précurseuse du 27 club, morte de trahison et de pression religieuse (enceinte d'un marin l'ayant abandonnée), est un condensé d'illusions perdues dans les eaux salées d'Ecosse. Parfaite cohérence des musiques que The Magnetic North lui a consacré, mêlant si bien innocence et menace, rêverie et fougue. L'eau et la rocaille. Le vent et la tourbe.

 

Cela va de soi, la trilogie entière de Peter May fonctionne parfaitement avec ce disque. Je n'irai plus jamais sur Lewis Island sans "Orkney symphony".

"L'Île des chasseurs d'oiseaux" de Peter May / The Magnetic North "Orkney symphony"
"L'Île des chasseurs d'oiseaux" de Peter May / The Magnetic North "Orkney symphony"

Plus encore qu'un documentaire retraçant la création de l'album, une immersion dans Orkney.

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30 novembre 2018 5 30 /11 /novembre /2018 15:39
"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Note de concordance : 6,5/10

 

En finissant cette expérience de Bande Originale de Livre, on a envie de mettre une note de concordance de 10/10 entre ce livre et ce disque. De 1000000²/1000000² même. De noter 100/100 la concordance de toute chose, puisque TOUT est lié, puisque TOUT est issu de la même poussière, de la même cellule d'avant le Big-bang.

 

Mais même si des années après, lorsque j'écoute "A moon shaped pool" je me retrouve à table sous de nocturnes tropiques, en pleine discussion avec les protagonistes de "Maya", la richesse de ces deux œuvres me confirme que leurs liens sont trop éphémères pour justifier d'une meilleure note. Comme si un millier de fleurs qui naissent suite à la semence d'un milliard de graines poussait à la relativité, malgré un joli résultat absolu.

 

Jostein Gaarder, le norvégien auteur du "Monde de Sophie", se plait à mélanger roman et concepts philosophiques. Il y a aussi une dimension poétique dans son œuvre - ici redistribuée par un jeu mythique de 52 cartes.

 

"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Ainsi Frank découvre les Îles Fidji, pour écrire à son ex-femme ; il voyage sur le 180° méridien - au point du changement d'heure - l'un des rares points du monde où l'on peut vivre deux journées en une. Deux vies peut-être ?

 

La longue lettre de Frank narre sa rencontre avec un énigmatique couple espagnol dont la femme, danseuse de Flamenco, semble issue d'un tableau de Goya. Leurs discussions sur cette île encore désertée par les touristes sont intrigantes, puis franchement intéressantes. On aborde les origines de la vie sur Terre, les théories de l'évolution, le temps, la vie éternelle, les enjeux écologiques et tout un tas de considérations métaphysiques.

Lorsque Frank poursuit les palabres avec le gecko qui se tient fièrement sur sa bouteille de gin, on se demande où l'on est tombé... puis la cocasserie mêlée à la pertinence des réflexions l'emporte et on se laisse aller.

 

La forme semble un peu légère, mais, sous-jacent, le fond s'avère d'une belle complexité. Exactement le sentiment qu'inspire "A moon shaped pool". A la première écoute, les chansons de Radiohead semblent plus dénudées qu'à l'accoutumée : des compositions dont la voûte est bâtie sur un seul instrument, tout juste décorées de quelques éléments electro. L'architecture du morceau d'ouverture "Burn the witch" a quelque chose de "Eleanor Rigby" avec ses seuls violons stridents, "Daydreaming" rêvasse sur un piano solo, d'autres titres n'ont guère plus que des arpèges de guitare sèche pour convaincre, prouvant ainsi qu'il n'est nul besoin d'être surarmé d'artifices pour rendre imparable une chanson. Les titres s'égrainent assez paisiblement, aériens… Et comme avec les grands albums, chaque écoute déloge un peu plus de subtiles imbrications, des structures moléculaires remontant à la surface. "Desert island disk" n'est d'abord qu'une petite mélopée jouée de nuit sur une plage (Fidji ?), presque hispanisante, et gagne des dimensions célestes d'écoute en écoute. Le travail du producteur Nigel Godrich, sans doute. On plane, on voyage. Les paroles de cette chanson, entre abstraction et profondeur, filtrent les mêmes lumières que le récit de Gaarder. Et là encore ce petit miracle : la fluidité et l'évidence porteuses de substantielles richesses spirituelles…

 

 

"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Il est vrai que la philosophie se cache derrière toute chose, comme un support essentiel. Par exemple, les morceaux enregistrés pour "A moon shaped pool" semblent avoir atterri sur l'album sans réflexion d'enchaînements : c'est le hasard de l'alphabet qui a dicté leur place, posant une ambitieuse question : à quoi sert l'ordre ? C'est quoi un ordre d'ailleurs ? La réflexion prévaut-elle sur l'aléatoire ? 

Et plus loin : quand le brouillon devient-il le résultat définitif ? Quand l'artiste sait-il que son œuvre est achevée ? "True love waits" est une chanson qui a été jouée depuis fort longtemps sur scène par Radiohead, et qui trouve là sa première captation studio : est-ce sa version définitive ? 

 

Un big-bang de questions qui ne trouvent pas forcément réponse… ainsi est construit "Maya". Un livre qui finit par s'emmêler un peu les assauts en hauteur, qui sème les interrogations, et parfois le lecteur aussi. Mais en suivant le fil de lumière pâle que tendent Thom Yorke et sa bande, on prend plaisir à ouvrir quelques portes sur des espaces cosmiques vertigineux.

 

Et voilà que je me demande si cet article est terminé...

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30 septembre 2018 7 30 /09 /septembre /2018 21:39
"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Note de concordance : 8/10

 

Du rire ou des larmes ? Les deux ? Je pourrais vous faire croire qu'on ira de l'une à l'autre de ces émotions, mais c'est plutôt un brassage que je vous propose, comme on goûte au malt et au houblon dans la même goulée de bière.

Qui saurait dire, en écoutant ce dandy de Baxter Dury, s'il ricane ou s'il sanglote ? "Prince of tears" : on pense d'abord à la tristesse de ce chanteur inspiré par son propre chagrin d'amour, mais connaissant l'ironie de l'artiste, sa distanciation, tout n'est pas si simple. Baxter Dury a toujours cette capacité à se moquer de sa propre carcasse. Sa pop décharnée n'a rien d'un mélo, et si des cordes gainsbouriennes (période Vannier) satinent un peu ses instrumentations brutes de décoffrage, un crachat punk de-ci de-là vient remettre une révolte adolescente au milieu du salon.

"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Le fils du mythique Ian Dury - fils génétique, spirituel et artistique - est la synthèse des personnages de "Bienvenue au club". Enfant des années 70, pur produit de l'Angleterre qui a grandi sous les années punk, IRA, luttes syndicales pré-Thatcher. Un adulte dont l'œil effronté et rieur indique qu'il n'a pas totalement quitté l'adolescence. Indolent, il a souvent été viré des écoles qu'il fréquentait, insolent, le petit Dury a même pissé sur Joe Strummer depuis son toit. Aucun respect !

 

En revanche, il y a une grande admiration pour The Clash de la part des héros du roman, en particulier Doug, un des membres de cette bande de potes qui se cherchent un peu. Benjamin et Philip complètent le noyau de ce groupe, de ce livre. A la sortie de l'enfance, ils essaient de trouver leur chemin, à tout le moins de s'extirper de leur cadre fait de salons étriqués aux tapisseries maronnasses, de pubs parfumés au JPS où les convives rognent l'amertume.

Très attachants, ces gamins vont être le fil rouge d'une fresque beaucoup + ambitieuse, qui a pour intention de décrire une époque + complexe que les images d'Épinal qu'elle a laissées. Dans la mixture tragi-comique dont Jonathan Coe a le secret, on voit les tensions qui imprègnent cette période de l'Angleterre : des générations qui ne se comprennent plus au sein de la famille, des couples qui ne se parlent plus, des classes sociales qui ne s'entendent plus, des pays déchirés qui ne cohabitent plus.

 

Le talent de Coe est de transcender les points de vue, de surprendre, de casser son récit en racontant la suite via une lettre ou un article de la gazette scolaire. Tour à tour poignant, narquois, drôle, le point commun de ces tonalités est le gène british. Sans jamais rien surligner (c'est agréable un auteur qui vous fait confiance), il peint par petites touches sépias un entrelac de destins. Jusqu'à cet extravagant avant-dernier chapitre écrit en une seule interminable phrase à faire s'étrangler de jalousie Maylis de Kerangal, qui s'étend sur une cinquantaine de page, et met fin à l'éclatement des points de vue pour ne creuser que la même fibre intime de son personnage-clef, Benjamin. En contrepoint, les furies d'à peine une minute "Letter bomb" et "Almond milk" s'amusent des espiègleries de la temporalité.

 

"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Traversée par l'accent cockney de Baxter Dury, sa production bien sapée mais débraillée, ses mélodies servies à la pression qui ne débordent jamais, ses rythmiques issues des caves de Kinks Street, la mosaïque de Jonathan Coe trouve sa Bande Originale de Livre idéale. Dans l'une et l'autre de ces deux œuvres, le subtil équilibre entre détachement et passion, sarcasme et mélancolie, tendresse et tension est déroutant, déstabilisant… tellement proche de ce à quoi ressemble une vie.

La suite de ce roman, "Le cercle fermé", revient sur ses personnages pendant les années Tony Blair. Après tout, la musique de Baxter Dury n'est pas spécifiquement seventies, ni même nineties ; peut-être un autre de ses albums pourra de la même manière donner de l'ancrage à cette plaisante saga de Monsieur Coe, dont l'écriture en apesanteur retire un peu trop de poids au récit, vite oublié. Les chansons au cordeau de Dury, elles, restent, accrochant quelques images du livre au passage. Listen !

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22 février 2018 4 22 /02 /février /2018 15:39
"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

Note de concordance : 7/10

 

Une bonne Bande Originale de Livre doit glisser sur le texte, faire gonfler les images du récit et ultérieurement rabattre des souvenirs sur les plages de notre mémoire. Comme j'entends la voix de Charlotte Gainsbourg en me repenchant sur "Surfer la nuit", on peut supposer que "Rest" était la bonne vibe.

 

La production de ce disque confiée à SebastiAn réussit un tour de force : tenir en équilibre entre gros son et intimité, sur l'insolite arête de la puissance et de la pudeur. Drôle de contraste que ces biceps de synthé bandés comme des athlètes, et la fragilité des compositions, le filet de la chanteuse.

 

 

Partir d'une portée de notes mélodramatiques, très cinématographiques et empreintes de seventies ("I'm a lie", "Kate"), puis faire enfler le son d'un coup, lâcher la déflagration qui va porter la chanson sur une houle électro menaçante. Parfois les vannes sont lâchées d'entrées, nous projetant d'une manière ou d'une autre vers les premières pages saisissantes de "Surfer la nuit", quelques paragraphes qui seront disséminés tout au long du livre.

 

Le roman de l'australienne Fiona Capp débute par un joyau de littérature. Sa manière de décrire les quelques ondes de l'océan qui vont transformer l'eau en raz-de-marée touche au sublime.

                                                                                                  ns

                                                                                    o                         .. 

                                                                            ati                                                    .

                                                                    ns

                                                                se

                                                          de

Un                                                et

       régal                     d'images 

                 de mots,

 

 

 

 

 

Fiona Capp en pleine inspiration

Fiona Capp en pleine inspiration

L'histoire se déroule au sud de Melbourne, dans une ville qu'on devine désertique. Jake est le meilleur surfeur de sa bande. Il ressent les courants mieux que personne, est en communion avec l'océan. Hannah, serveuse au restaurant de la plage, a atterri là pour s'initier à la planche. Ces deux-là vont se croiser, se fréquenter, s'apprivoiser, s'aimer. Enfin je crois.

Ruben et Marie, le patron du café et sa femme, se sont rencontrés, épousés, ennuyé et désagrégé. Enfin il me semble. Marie aimerait reprendre ses études, et sans doute aussi ses cliques et ses claques.

 

On pourrait croire à un récit en forme de croix, une histoire d'amour en plein essor qui croiserait une autre tout près du crash. Ce n'est pas vraiment spoiler que de révéler que ces couples vont s'effriter. La figure du tsunami fantasmé est la matrice de ce roman où tout doit disparaître, rien ne dure. Comme cette ville bouffée par un capitalisme en fin de course. Comme cette terre qui devra un jour où l'autre rendre des comptes à la mer. 

 

A vrai dire on se moque de toutes façons du sort de ces personnages. Jake a beau être sexy, rassurant, ténébreux, sensible et musclé, c'est avant tout ce que j'appellerais un franc connard. Taiseux, égoïste, susceptible, asocial... une caricature du surfeur qui se la raconte. Un mash-up de Bodhi et Brice de Nice.

 

"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

Pourtant, grâce à sa verve feutrée et une tension subtile, l'auteure parvient à nous tenir jusqu'aux derniers rivages de son roman. Et malgré mon manque de sympathie pour Jake, l'écriture sensuelle de Capp m'a fait rester jusqu'à l'ultime vague, en apnée face au sort du surfeur qui cherche à combler quelque vide dans un rouleau d'écume noire à mi-chemin entre l'instant et l'éternité. Effet mer, éphémère.

 

Si Jake est en quête de sa mère, Charlotte Gainsbourg est toujours à l'affût du père. Air fut le premier groupe à accompagner la fille de Serge sur l'album "5.55", posant les premiers jalons vers le son mythique de "Histoire de Melody Nelson" sculpté par Jean-Claude Vannier et Gainsbourg. Après Beck, SebastiAn poursuit ce sentier fait de percussions sourdes, de basse distordue et de cordes orientalisantes. En privilégiant les paroles en français - jusque-là cantonnées à une ou deux chansons dans les précédents albums - Charlotte se rapproche encore un peu plus du père. 

Et c'est sans doute aussi en assumant son identité, son talent propre, ses goûts personnels, que paradoxalement la chanteuse à la voix taquine/Birkin touche plus que jamais du doigt l'art de Serge Gainsbourg. L'audace en héritage.

 

L'aspect electro-dance de "Rest" s'intègre très bien à l'univers branchouille des surfeurs ; quant à ses pistes les plus épurées (la chanson titre en tête) elles semblent enregistrées dans la même chambre suave que celle de ces couples en faillite.

 

"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

 

Bouleversant album où l'on ne sait plus trop si l'on plane ou si l'on flotte, où l'on apprend à vivre avec les absences, où l'on se crée de nouvelles présences au détour d'une chanson cachée enfantine. Un disque qui aura donné à ma lecture une véritable impression d'intrusion au cœur du récit, avalé par des vagues qui se fracassent dans le lit des étoiles.

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27 février 2017 1 27 /02 /février /2017 09:39
Trilogie Calhoun de William G. Tapply / Grant-Lee Phillips "The Narrows"

Note de concordance : 7/10

 

Tout coule de source...

Que l'on parle de l'écriture de Tapply, des compositions de Grant-Lee Phillips, ou encore de la confluence de ces deux œuvres, tout glisse naturellement.

Ici pas de frime, pas de posture, pas de calcul. Que du plaisir. William G. Tapply était un passionné de pêche à la mouche, au point de signer plusieurs essais sur le sujet et surtout de systématiquement imaginer ses héros mordus de ce même hobby. Avant d'écrire les aventures de Stoney Calhoun, c'est sur une bonne vingtaine d'énigmes qu'il a mené l'avocat Brady Coyne,  pêcheur invétéré (une série non traduite, à un titre près).

 

Les prétentions de Calhoun doivent s'assimiler à quelque chose près à celles de son créateur : avoir une vie paisible et partager sa passion. Au cœur du Maine, il refait sa vie en tant que guide de pêche. Sa vie précédente ? Il n'en a pas de souvenir. Calhoun est amnésique. Cependant, des indices lui indiquent que son passé doit avoir quelque chose à voir avec la police, l'autorité, les services secrets ou autre joyeuseté dont il ne veut pas. Une cabane près de la rivière, un chien, quelques amis... les seules complications que Calhoun tolère sont les débuts d'une jolie histoire d'amour. Pour le reste, il ne demande qu'à se fondre dans le décor.

 

William G. Tapply

William G. Tapply

Son passé, lui, Grant-Lee Phillips, s'en souvient très bien : leader du groupe Grant-Lee Buffalo (et avant cela des moins marquants Shiva Burlesque), il a plié le monde à son rythme avec le tube international "Fuzzy", de la folk aux racines chamaniques amérindiennes. Quatre albums splendides précéderont une carrière solo plus discrète, plus indépendante ; je ne serais même pas étonné, tant cela me rappelle Stoney Calhoun, que le gars s'accorde aussi quelques virées de pêche à la mouche !

Trilogie Calhoun de William G. Tapply / Grant-Lee Phillips "The Narrows"

Grant-Lee Phillips a toujours chanté les éléments, ses chansons sentent la poussière, la terre mouillée, l'humus ou le sable rouge. Il a des origines Cherokee et est captivé par l'énergie de la terre, des ancêtres, par les histoires qui traversent les générations. Dans son huitième album solo, "The Narrows", le songwriter explore les fins fonds de l'Amérique, de son Amérique. Les récits du temps et de sa propre lignée. Il confronte le passé et le présent, l'appartenance à une terre et la soif de liberté, d'aventure. Voilà des thèmes qui traversent naturellement notre trilogie...

 

Le besoin de trouver la paix intérieure, magnifié par une poésie touchante, est sans doute le sujet phare de "The Narrows". Les guitares sont au diapason : elles filent, gracieuses, touchées par les vents de l'Arkansas, ceux qui font de Nashville le carrefour du blues. L'album a été enregistré dans le studio de Dan Auerbach (The Black Keys), terrain de jeu serein, entre matériel ancien et sophistiqué. L'avenir, écho des hiers.

 

Grant-Lee a déménagé de Californie pour l'Arkansas afin d'y retrouver les traces de sa famille. Cette quête très personnelle perle de chacun des morceaux, mélancoliques, contemplatifs, parfois un peu "ricains" (à écouter dans une grosse Mustang, mais sans pour autant quitter les back roads). Les émotions sont toujours associées à des lieux. Dans cette topographie des sentiments, la pluie du Tennessee lave les larmes, des ruisseaux débordent les souvenirs, la fougue de la jeunesse dévale les routes secondaires...

 

Le formidable avantage de retranscrire les expériences de Bandes Originales de Livres, c'est qu'en creusant un peu on met à jour les liens pressentis entre les œuvres, comme des fondations sous les pinceaux de l'archéologue. J'ignorais donc jusqu'à ce jour que "The Narrows" était un segment de rivière agité, "Mocassin Creek" un ruisseau et n'avais même pas remarqué que l'un des titres de l'album s'appelait "Just another river town".

D'omniprésents flots qui nous entraînent évidemment chez Tapply. Sa Nouvelle-Angleterre semble irriguée de toutes parts par des bras de mers ou des replis de rivières que Stoney Calhoun connaît comme sa pêche.

 

Dans sa première aventure "Dérive sanglante", le héros va retrouver un ami noyé dans d'étranges circonstances, lors d'une virée. Cela va réveiller en lui des réflexes insoupçonnés. La culpabilité de s'être laissé remplacer par son jeune collègue décédé n'explique pas entièrement sa volonté d'enquêter : Calhoun a un savoir-faire, il est méthodique, il sait instinctivement renifler les pistes.

Le plus intrigant est la visite plus ou moins régulière d'un homme en costume qui s'assure à chaque fois que Calhoun est toujours amnésique. Que se passerait-il sinon ?

 

C'est également lors d'une escapade, à "Casco Bay", que Calhoun découvre un cadavre calciné, dans sa deuxième aventure. Toujours tiraillé entre cette envie de routine plaisante et le besoin de résoudre une énigme, ce brave Stoney en devient très attachant. La simplicité à laquelle il aspire, si bien illustrée par la musique de Grant-Lee Phillips, est d'autant plus précieuse qu'elle se fragilise au contact des intrigues qui rôdent.

 

Dans "Dark Tiger", l'homme au costume prend davantage d'importance, comme si le passé de Calhoun devait à un moment ou un autre régurgiter. Cependant, on ne saura jamais avec certitude quels arcanes sont engloutis dans le cerveau de Calhoun. Tapply nous a quitté avant d'émerger ces secrets. En nous laissant face au même mur qu'un amnésique : une expérience en soi.

 

Les descriptions de la nature, pleines de tendresse et d'humilité, donnent à cette série une couleur vivace. On se prend à rêver d'une vie simple, à regarder les lumières étincelantes picoter les eaux, à arpenter des chemins quasi-vierges, à écouter les oiseaux, à humer les  ultimes brumes de la nuit.

Avoir choisi un personnage qui reprend tout à zéro, qui fait face à un enivrant horizon de choix,  est une belle intuition de la part de Tapply  : non seulement cela sublime pudiquement cette valeur sentencieuse qu'est la liberté, et surtout l'identification à Stoney opère en un quart de page. Et dieu sait pourtant si je me fous de la pêche ! Mais c'est imparable.. Il en va de même avec sa vie amoureuse qui semble toujours revenir au stade de la séduction, tandis qu'il flirte avec Kate, sa patronne dans la boutique de pêche. Lorsqu'en + Grant-Lee ensemence ses notes rustiques, cela met en effervescence les cénotes romantiques que nous avons tous dans le cœur.

 

Les ballades limpides moissonnées par le chanteur - auxquelles il mêle sa voix précise, son grain charnel - sont claires comme de l'eau de roche. Elles glissent sans heurts sur les romans joliment menés de William G. Tapply. Entre ces deux artisans du travail bien fait, une complicité simple comme bonjour s'est bâtie. Et au milieu coule une rivière.

 

Même pour les scènes d'action, Grant Lee a du répondant.

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14 janvier 2017 6 14 /01 /janvier /2017 14:39
"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"

Note de concordance : 7/10

 

J'ai bien failli me noyer. La couverture à laquelle je n'avais guère prêté attention aurait dû m'avertir. Et je me suis lancé non préparé dans cette expérience de Bande Originale de Livre sans même prendre mon souffle. Je n'ai jamais eu l'occasion de le reprendre.

 

Les rares indications que je possédais jalonnaient ma mémoire à coups de mots-clefs : surf, cœur, don d'organes. Je pressentais enfin que Maylis de Kerangal avait une profondeur, une aura de gravité et que je ne me lançais pas dans un livre feel good.

La musique de Fink étant arrivée 753'267ème au classement officiel du Dr Jolij des chansons qui rendent heureux, je savais déjà que je ne risquais pas d'étouffer des pouffements devant mes voisins de bus. Le squelette acoustique de "Distance and time" m'évoquait cependant le surf, l'introspection générale, une mélancolie spirituelle latente. Très vite, le livre a commencé, très vite, la musique l'a talonné.

 

Je n'ai jamais autant pris de déplaisir à aimer un livre. Je me suis senti pris en otage, bousculé, ligoté, torturé. Les ambiances aurorales de l'ouverture prennent en traître, les sensations autour du surf, la préparation, l'attente, l'entrée dans l'eau, la passion dévorante, le choix de la vague, la glisse, la glisse... De Kerangal décrit cela à merveille.

Quand le sujet s'aggrave, que la mort frappe, on réalise, trop tard, que les phrases d'une longueur improbable, boas littéraires sous les constrictions desquels on commence à suffoquer, ne nous libéreront plus. A se demander parfois si l'auteur ne cherchait pas à égaler Laurent Mauvignier et son "Ce que j'appelle l'oubli" écrit en une seule phrase.

 

On pourrait se sentir bercé par ce rythme imposé, mais c'est maintenant l'horreur qui nous est donnée à voir : la perte violente d'un enfant et toutes les émotions qui détruisent les proches, dans les premières heures, juste après l'annonce de la catastrophe. Rien ne nous sera donc épargné. C'est presque insoutenable. Faire une pause dans la lecture ? Impossible, les mots déboulent, flot ininterrompu. Les points de ponctuations sont des balises au milieu de l'océan qu'il nous faut bien lâcher pour chercher la suivante, dans des eaux qu'on espère moins noires, moins abyssales.

 

Ne vous fiez pas à son sourire : elle vous fera boire la tasse...

Ne vous fiez pas à son sourire : elle vous fera boire la tasse...

Simon Limbres, dont le corps en mort cérébrale va devenir l'enjeu de "Réparer les vivants", avait pour habitude de surfer non loin du Havre. Dans les eaux grises du nord. Faut-il y voir un de ces liens que le hasard aime à développer, Fin Greenall, alias Fink, est originaire des Cornouailles. A l'autre bout de ces courants glacés, je l'imagine embrumer sa folk nue face aux rouleaux de la même mer, sur un rivage aux couleurs de miroir.

 

Il y a du brouillard dans la musique de Fink. Fan de The Cure mais également influencé par le dub, Greenall donne à son blues des reflets hypnotisants. Les apports électroniques, d'une discrétion quasi abstraite, renforcent cet effet, et justifient sans doute sa signature chez le prestigieux label Ninja Tune.

"Distance and time" est à mi-chemin entre l'art du talk-over et la complainte. Les mélodies de la voix sont mornes ; une économie de notes qui n'a rien de pingre, juste que Fink met en exergue la tonalité juste. Les fioritures, il les jette aux vents mauvais. Ca aussi, c'est le blues.

 

"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"
"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"

Et puis il y a cette sensation d'écho, cette réverbération indéfinissable et pourtant omniprésente, fantomatique. Des harmoniques ou des arrangements de criques et de broc, allez savoir, qui nous font imaginer l'enregistrement de ce troisième disque sur une plage, au pied d'une falaise.

 

C'est aussi cette impression diffuse d'écho qui m'a laissé entendre que ce livre et ce disque avaient à voir l'un avec l'autre. L'intuition était bonne.

Dans le roman de Maylis de Kerangal, une fois le corps de Simon passé outre-vie, il doit être redistribué. Trouver ses échos. Véritable manifeste pour le don d'organe, le récit insiste sur l'étroit chemin psychologique, fil de délicatesse, que doivent emprunter les docteurs qui suggèrent le prélèvement du cœur de leur fils à des parents en miettes. Tout le corps de métier est d'ailleurs salué au long du roman ; le dévouement et la tension longent les mêmes couloirs blancs et se mêlent aux odeurs d'hôpital.

Avec l'espoir de cette femme qui attend une greffe de cœur depuis des années, ce seront les seules respirations de ce texte à la densité hors du commun.

 

Si le style de Kerangal peut paraître maniéré et étouffant, il trouve, ici, avec ce sujet, une justification. Outre son originalité, et bien que souvent pénible, il rentre en cohérence avec le traitement du roman.

Dans une première dimension, on l'a déjà vu + haut, il y a la claustrophobie émotionnelle qui est astucieusement relayée par ces phrases mouvantes, interminables.

Dans une seconde dimension, le phrasé en tiroir de l'auteure dessine une forme récurrente de "Réparer les vivants", une figure esthétique concave que l'on croise tout au long de l'histoire : celle d'un flux qui se tend, s'étire, se creuse, s'enroule, relie, et se reproduit à l'infini. En gros, c'est l'image de la vague qui, telle une onde, connecte les éléments entre eux. C'est la vie qui se perpétue. L'écume des cœurs. Comme les cellules du sang se renouvellent, les héritages indissolubles de la vie passent de corps en corps, d'un humain à l'autre, destinées distillées. La forme et la lame de fond du récit coïncident pour évoquer ces liens invisibles, la transmission de la vie, les échos de l'existence.

 

Oui j'en reviens à ces échos qui chez Fink aussi donnent du liant au son. Comme une réfraction du roman, les chansons de l'anglais engendrent des fluides autarciques aux contours flous.

"Under the same stars" constate justement un des titres qui appuie si bien l'intensité du livre... La totalité de l'album peut consteller le livre de sa matière. Une fatigue poisseuse, une lumière naissante. Paradoxale cohabitation que seuls savent dessiner les grands songwriters. Le ressac bluesy de "This is the thing" est sans doute le point d'orgue - le peak - de cette Bande Originale de Livre.

Et "So many roads" démontre la force d'évocation de Fin Greenall, qui avec concision en dit presque autant que de Kerangal en trois couplets et autant de refrains. Oui c'est un peu méchant de ma part. Petite vengeance...

 

Ravi quoi qu'il en soit, suite à cette lecture en musique, d'avoir aperçu ce lieu où la distance et le temps s'interpénètrent et fusionnent.

 

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20 novembre 2016 7 20 /11 /novembre /2016 14:08
"Un peu de bois et d'acier" de Chabouté / Glenn Gould "Les Variations Goldberg"

Note de concordance : 7,5/10

 

Et si Tout n'était que variations ? Des déclinaisons d'une Vérité, d'un Grand-Œuvre qu'on ne ferait que reproduire, imiter, plagier, parceller, réinventer. Le monde, une grande série de cercles qui tournent autour d'une matrice originelle, qui s'inspirent, se font et se défont ?

Chaque article de ce blog n'est-il pas un remake - ou un brouillon - d'une expérience musico-littéraire totale, destiné à redire la même chose de manière vaguement différente ? J'ai d'ailleurs l'intuition que la pop moderne n'est pas vraiment autre chose que ce que Jean-Sébastien Bach a proposé en 1740, et qu'elle doit encore beaucoup à ces "Variations Goldberg". Mais alors c'est quoi, ces fameuses variations ?

 

Nous avons une base - une basse en l'occurrence - autour de laquelle vont graviter des mélodies et des rythmes de + en + élaborés, à la complexité nourrie de fluidité. Le cœur de cette œuvre est une aria que Bach avait composé 15 ans + tôt pour sa femme. De cette paisible source, il fait tournoyer dans un vertigineux sentiment d'infini des figures mélodiques cristallines, un éventail foisonnant de contrepoints. Gigues, fugues, canons, tout y passe, de manière veloutée sans jamais tomber dans le scolaire... surtout sous les doigts magiques de Glenn Gould.

 

J'ai choisi la version de 1981, guidé par des spécialistes la préférant au précédent enregistrement de 1955, plus fougueux mais semble-t-il moins maîtrisé. Aurais-je entendu de grosses différences ? Je n'ai pas une confiance folle en mes oreilles à ce sujet, mais peu importe ; elles ont au moins perçu les fameux fredonnements de Gould qui vit sa musique au point d'en oublier de ne pas chanter pendant la prise. La perfection d'une interprétation parasitée par des murmures, ou le prolongement bien vivant de la création de Bach ? A chacun de juger.

 

"Un peu de bois et d'acier" de Chabouté / Glenn Gould "Les Variations Goldberg"

Et le dessin de Chabouté, qui propose à la fois une sobre puissance et un minimalisme parfois approximatif, n'est-ce pas une manière de parasiter la perfection ? Sans doute la manière qu'a trouvée le dessinateur pour mettre de l'humain dans son dessin.

 

La fluidité de ses traits coule au rythme de Glenn Gould. Et dans le même esprit que l'oeuvre musicale, on peut parler de variations : le personnage principal de "Un peu de bois et d'acier" est un banc public. Le pari de Chabouté est de raconter quelques histoires dont le point commun - la base - est ce banc posé dans un parc, en déclinant les points de vues, les axes, les idées formelles, sans pourtant jamais quitter le giron de ces quelques décimètres de bois, ces quelques kilos d'acier... dans lesquel le dessinateur va, une fois de +, injecter de l'humain.

"Un peu de bois et d'acier" de Chabouté / Glenn Gould "Les Variations Goldberg"

L'absence de paroles est une autre similitude. Faire confiance à son art ; il se suffit à lui même. Le choix du noir et blanc, la patte épurée, est une radicalité qui ramène au clavier de Bach, à ce seul piano dont on explore tous les atouts pour livrer l'œuvre ultime.

Tourner autour d'un seul thème et ne jamais frôler l'ennui...

 

J'imagine ma moue sceptique la première fois que j'ai lu que le personnage principal de ces 330 pages était un banc ; pourtant, c'est une des BD les + marquantes qu'il m'ait été donnée à lire ces dernières années.

 

Oui, on s'attache à ce banc qui subit les intempéries, le chien qui lève la patte sur lui, les grinds du skater qui se joue de Newton et des biens publics... Surtout, on va s'attendrir sur les personnages récurrents (les contrepoints) qui fréquentent le parc : le clodo, le cantonnier, le flic, ou même le passant qui ignore complètement le banc. Mention toute spéciale aux petits vieux qui y partagent délicatement un petit gâteau.

 

Se greffe un aspect ludique tant concernant la mise en forme que les esquisses de liens entre de petites histoires simples, éphémères comme des notes qui se croisent et s'éloignent, jusqu'aux prochaines fois.

"Un peu de bois et d'acier" de Chabouté / Glenn Gould "Les Variations Goldberg"

Il se passe beaucoup plus de choses qu'on l'imagine dans les giboulées de ce coin de parc. Ce petit lieu de passage anodin est un havre de paix, un îlot où le temps ralentit, un espace au microcosme improbable et varié qui se croise sans être conscient au quotidien d'avoir ce point commun, cette histoire commune, cette humanité commune.

 

Les mélodies de Bach, ondées de joie, perles de mélancolies et quelques gouttes de tristesses, gagnent encore une nouvelle dimension en bruinant sur les habitués du parc, parfaites petites musiques des sentiments. Grain de subtilité...

 

Les deux œuvres sont si abouties qu'aucune n'entame l'autre. La musique pourrait emboutir les dessins, les images pervertir les notes, mais tout se déroule dans une limpidité évidente.

 

"Un peu de bois et d'acier" de Chabouté / Glenn Gould "Les Variations Goldberg"

 

Les doigts de Glenn Gould égrainent l'émotion et délitent les intrications de notes pour en faire un cours d'eau musical, un cycle hydrologique où ce qui s'évapore nourrira les portées suivantes.

Chabouté met du vivant au bout de sa mine. Comme chez Gould, jamais la complexité ne se remarque. Ses contours sont précis dans leurs hésitations ; la définition même du destin.

 

La rencontre de cette bande dessinée et de cette musique a généré une des Bandes Originales de Livres les + discrètement virtuoses nées pour ce blog.

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30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 09:39
"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

Note de concordance : 8/10

 

Âmes sans sable, s'abstenir. Je parle là du sable romantique des plages, celui que les amoureux font glisser dans leurs mains entremêlées, qui emporte avec lui des effluves de coco et les nuances rouges d'un coucher de soleil sur l'océan. Si le cynisme ou le pragmatisme vous caractérisent, si le terme "fleur bleue" ne vous évoque que le logo des mouchoirs Lotus, je crains que cette expérience de Bande Originale de Livre vous laisse de marbre.

Richard Matheson a pris tout le monde à revers en écrivant en 1975 "Bid time return", discutablement traduit "Le jeune homme, la mort et le temps", une histoire d'amour à l'antithèse des géniales nouvelles d'épouvante et de science-fiction qu'il avait plutôt l'habitude de proposer jusque-là.

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

 

C'est le récit d'un jeune homme condamné par la maladie qui s'offre une dernière virée en solitaire, se confie aux courbes du hasard et atterrit dans un majestueux hôtel au bord de l'océan. Au fond d'un salon, Richard Collier (un prénom qui n'est pas anodin, on le verra juste après) va vivre une sorte de syndrome de Stendhal face au portrait d'une comédienne de théâtre disparue, Elise McKenna, ayant eu son heure de gloire au siècle précédent. Le coup de foudre est aussi incongru que violent, si bien que le jeune homme va tout tenter pour la rejoindre, quitte à se jouer des lois temporelles. Si les décennies les séparent, l'espace - ce palace de San Diego - les rapproche. Aux rivages de la folie, Richard va rassembler toutes les études possibles sur l'autohypnose et soulever les voiles du temps.

 

Peut-être la crédibilité de ces scènes vient-elle du fait que Richard Matheson est réellement tombé sous le charme d'une image d'actrice, et a précisément élaboré le livre dans cet hôtel à fleur d'eau. Son roman s'inspire du destin de Maude Adams, qui se serait isolée sans explication au cœur de sa vie.

Et en effet, son portrait donne le vertige...

Maude Adams (1953-1872)

Maude Adams (1953-1872)

 

 

J'ai eu un peu de mal à trouver le disque à offrir à cette lecture guidée, comme Richard Collier au préalable, par le hasard. Après un essai folk vite balayé car inadapté (sorry Neil, je te trouverai bien un rôle un jour), et une branchouillerie peu convaincante (sorry Sylvan Esso ; bon, ne jamais dire jamais...), "Controlling crowds part IV" d'Archive a modestement versé ses plages synthétiques sur les mots de Matheson. Puis les accords de piano sont arrivés, puis les violons, et j'en ai vite conclu qu'on y était. Ce disque avait les trouvailles sonores electros qui célébraient l'aspect fantastique du livre, mais toujours au service des chansons, des mélodies, des instruments classiques.

 

Archive est un groupe britannique mouvant, à la façon du temps dans le roman de Matheson. Si Darius Keeler et Danny Griffiths constituent une base à la formation, autour d'eux ont gravité bien des membres, bien des chanteuses, bien des chanteurs. Du trip-hop au rock psychédélique en passant par le rap, ce groupe instable explore les genres, au point de se perdre un peu parfois ; c'est le risque.

Avec "Part IV", qu'on pourrait vicieusement réduire à un petit résidu de studio, le miracle se (re)produit. Suite de l'ampoulé, grandiloquent et disloqué "Controlling crowds" (Parts I-III), cet album enregistré pendant la même session retrouve de manière inespérée un équilibre, remet le focus sur l'essentiel : la qualité des chansons.

Suscitée par une rupture amoureuse douloureuse, la tristesse des compositions embrasse et magnifie des titres comme "Remove", "Lunar Bender", "To the end" - on pourrait quasiment tous les citer. La déchirante histoire d'amour de Richard et Elise ouvre une dimension de + en venant se lover dans la chamade d'Archive.

 

N'allez pas croire que le roman de Matheson ne vit que d'amour et d'eau fraîche ! Le suspense et le mystère sont omniprésents : on se demande si les étapes de Collier dans l'autohypnose vont fonctionner, on craint qu'une simple pièce d'1 cent de 1975 oubliée dans sa poche ne trahisse le dépouillement nécessaire à contrecarrer les plans du temps ("The feeling of losing everything" trouve idéalement sa place dans cette thématique).

Car Richard Collier n'aura pour seule DeLorean que la volonté. Pas de machine à remonter le temps ici. Toute technologie doit au contraire disparaître (en outre chez Archive elle est asservie, esclave des mélodies).

 

Naturellement, un autre enjeu naît de ce voyage par la force de la pensée et de la passion : l'éventualité que ce périple ne soit que mental. Rien ne nous prouve que toute cette histoire n'est pas le délire d'un homme happé par les champs de la mort. Matheson est un maître de la littérature, un conteur génial. C'est avec grande habilité qu'il narre les aventures de l'amoureux transi, rapportées par son frère sceptique qui a rassemblé le dictaphone de Richard ainsi que son journal intime. On passe donc d'un style haché, télégraphique, aigri, à des phrases de + en + longues et complexes au fur et à mesure que l'amour et l'époque victorienne qu'il vise le gagnent. L'auteur souligne ainsi intrinsèquement les métamorphoses émotionnelles de Richard et pose en même temps, avec ce point de vue subjectif, les doutes qui sous-tendent l'histoire.

 

"Le jeune homme, la mort et le temps" est un chef d'oeuvre narratif et fictionnel. Il est presque inouï qu'une musique sublime encore les scènes imaginées par Matheson. Pourtant - et c'est bien l'intérêt d'une Bande Originale de Livre - les chansons d'Archive amènent le récit toujours + loin. Les effets sonores, les longs échos introspectifs qui écument des chansons tiennent un rôle précieux. On les imagine très bien dans les oreilles de Collier en train de traverser les couches du temps.

 

 

Le final de "Pictures" échoue sur une côte où les vagues se décomposent dans un fracas numérique inquiétant. L'émouvante rencontre sur la plage d'Elise et Richard est un modèle de romantisme, et l'est d'autant plus qu'elle est chargée des mêmes remous tragiques que la chanson. Comme si la présence de Richard avait autant de chances que ses traces de pas face à la marée...

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

Même s'il me semble dispensable, je signale qu'un film a été tiré du roman en 1980, scénarisé par Richard Matheson en personne, avec Superman et Solitaire dans les rôles principaux, "Quelque part dans le temps". La musique est signée John Barry, et ça c'est pas dégueu non plus.

 

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​
"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

 

Cependant je préfère la cohérence du spleen floydien d'Archive traversant les frontières poreuses des genres comme Collier les époques. Un livre et un disque fonctionnant comme les deux parties d'un sablier dont le flux remonte.

Live à Ouï FM

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31 mars 2016 4 31 /03 /mars /2016 14:39
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

 

Note de concordance : 8,5/10

 

J'ai peut-être raté le coche...

Initialement l'album de Katerine "Les créatures" est paru avec un disque bonus, "L'homme à trois mains", qui commence par cette phrase "Non, je ne suis pas schizophrénique". En effet, cette deuxième galette pourrait être considérée comme un demi-frère très différent du principal. N'avait-on pas là l'occasion rêvée de comparer ce double album à la fratrie éclatée imaginée par Houellebecq ? Mais voilà, je me suis uniquement concentré sur "Les créatures", passant sans doute à côté d'une note de concordance de 11/10 au moins.

 

Faites pas cette tronche, je vous vois en pleine déconvenue ; cette B.O.L. fonctionne quand même très bien ! Les ambiances fin-de-siècle verdâtres sont même si proches que je me suis tout le long demandé si le roman de 1998 n'avait pas très directement influencé le disque de 1999.

 

"Les particules élémentaires" suit le parcours de deux demi-frères délaissés par une mère démissionnaire. L'un, Michel, se réfugie dans la recherche scientifique au point d'étouffer in vitro toute relation sentimentale, l'autre, Bruno, devient prof et fantasme sur ses élèves et sur tout ce qui a le sein ferme en général. Ou moins ferme si besoin.

 

Michel va recroiser la superbe Annabelle, amoureuse de lui depuis le + jeune âge. Pas de quoi le détourner de ses éprouvettes ; l'encéphalogramme de ses émotions bande mou, il sent bien qu'il a une mission de la + haute importance à laquelle il donne priorité. Les chapitres scientifiques - certes assez ardus à passer - nous éclairent peu à peu sur les travaux menés par Michel.

Bruno a vécu sévices et humiliations à l'internat. Il éteint ses enfers sous des litres de sperme. A l'opposé de la froideur de son frère, Bruno n'a qu'une obsession : la jouissance. Chacun de ses choix vise à copuler, ou tout le moins à se masturber, si bien qu'il va rejoindre une sorte de camp hippie / new age où le sexe est pratiqué très librement. En bon loser, pas sûr que Bruno saura s'adapter à la situation... Ce qui conduira aux chapitres les + drôles du livre.

 

Le thème commun qui frappe en premier entre le roman de Houellebecq et le disque de Katerine est la misère sexuelle.

"J'ai vraiment envie de la baiser mais je le ferai pas parce que je suis un idiot". Difficile au premier abord de définir d'où sont tirés ces mots. "Les particules élémentaires" ou "Les créatures" ? C'est bien la poésie outta-post-contemporaine de Katerine dans "Américaine" mais les errances de ce type aigri auraient tout aussi bien pu être signées Houellebecq.

 

il en va ainsi de la majorité des chansons de cet album construit comme une descente avinée des grands boulevards,

Dans "Gare du Nord", un pauvre gars, la gueule de bois flotté, visualise son ex dans une partouze où l'or gît. Et le pathétique dragueur du célèbre "Je vous emmerde" dandine sa bibine à la façon d'un Bruno, se voulant funky mais s'avérant collant comme du whisky-coca sur le dancefloor.

 

 

 

 

On pourrait aussi s'amuser à mettre en parallèle les gueules de ces deux premiers de la classe qui semblent tout faire pour ressembler à des clochards moins célestes que célèbres, et se dire que la déchéance physique fait toujours partie, en filigrane, des lignes fortes de leurs œuvres.

"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

Mais un autre point, bien + important, me fait ranger les deux œuvres sur une même étagère : les ruptures de rythmes. De chaque côté, on peut passer du + grand sérieux à une phrase choc en à peine un signe de ponctuation. Ces décrochages surprennent, dérangent. Comme un montage créateur de sens, les cassures poussent notre cerveau à stabiliser ces situations bancales, à reconstruire, à combler les vides. Les deux artistes ont un sens de l'ellipse saillant.

 

Pas étonnant : de quoi parle "Les particules élémentaires" si ce n'est de combler le vide ? Le vide émotionnel laissé par une mère qui n'a pas joué son rôle, et en écho à cela, le vide laissé par une religion que notre société a délaissée. Le roman ne fait que décrire cliniquement une époque, passer au scalpel un monde occidental qui a dépassé la foi chrétienne et les idéologies, et qui se cherche au bord du gouffre qu'il n'a encore aucune idée de comment remplir.

Katerine aborde régulièrement ce thème de la vacuité, de l'inutile, des égarements. L'énumération des choses qu'il n'a jamais vécues dans "J'ai 30 ans" ne parle que de ce désarroi.

 

Selon Houellebecq, la science pourrait trouver une solution à ce grand vide que la religion a laissé, le clonage puis la disparition de l'humain imparfait serait l'avenir de l'homme (à qui le livre est dédié). Revoyons la structure du disque de Katerine : il commence par "Jésus-Christ mon amour", beau comme un paradis perdu, en son cœur replonge vers les souvenirs d'enfance et de la mère avec le nostalgique et sublime "Au pays de mon premier amour", et se conclue sur le bruitiste "Boulevard de l'hôpital", une sorte d'IRM musical flippant ; à croire que Philippe Katerine est encore + pessimiste que l'auteur de "Soumission".

 

Accompagné de The Recyclers, Katerine a éclaté ses vignettes easy-listening pour explorer l'improvisation et un jazz contemporain fourre-tout foutraque passionnant par le nombre d'horizons qu'il ouvre. Le champ des possibles donne le vertige, les idées grouillent, le délire bouillonne et pourtant le disque est brut comme une table de campagne. Un drôle de machin désespilarant digne de Georges Perec qui bidouille les obsessions de Katerine, l'inutilité, la solitude, la poésie des petits riens, les médiocrités. Un miroir déformant de nos modèles en désuétude.

 

Michel et Bruno, les deux frères imaginés par Houellebecq ne sont rien d'autre que l'auteur lui-même, peut-être pris dans ses contradictions, et surtout à considérer comme un être ouvert en deux pour mieux en radiographier tout le contenu. L'auteur se met quasiment en scène, prenant à bras le corps sa thèse qui malaxe les dérives sociétales et familiales, les dangers de l'individualisme qui laisse l'homme à l'état de particule isolée, bouffée par le désir et le consumérisme. On peut trouver le point de vue réactionnaire ou pas, là n'est pas le sujet, la démonstration est foutrement habile et intéressante.

 

Dans ces croisements de trajectoires, toutes ces symétries contrariées, on notera qu'au final, Michel Houellebecq tend vers une évolution qui devra recoller les morceaux, là où Philippe Katerine préfère se disperser, tout démantibuler.

 

"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures""Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

Leurs trajectoires se seront en tout cas merveilleusement croisées le temps de cette Bande Originale de Livre remuante. Et si l'on y regarde bien : humains en manque, frères complémentaires mais séparés... finalement avoir dissocié "Les créatures" de "L'homme à trois mains" est cohérent !

Tout rentre toujours dans l'ordre...

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28 septembre 2015 1 28 /09 /septembre /2015 18:39
Alan Bradley "Les étranges talents de Flavia de Luce" / Bruno Coulais "Microcosmos"

Note de concordance : 8,5/10

 

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

 

La petite chimiste Flavia de Luce ne me contredirait pas sur ce point. En appliquant ce précepte d'Antoine Lavoisier, j'ai donc recyclé une musique de film - dont chaque note avait été pensée pour des images bien précises - en Bande Originale de Livre. La redistribution des éprouvettes sonores dans mon petit laboratoire musico-littéraire, a donné au "Microcosmos" de Bruno Coulais un nouvel usage.

 

Le thème principal de "Microcosmos" est suspendu à un choeur d'enfants brumeux aux ruptures mélodiques enchanteresses. La dimension gothique de cette portée sera déclinée au fil arachnéen des morceaux, et va imprégner l'ambiance Famille Adamsienne des "Etranges talents de Flavia de Luce",.

Ca ne semble être un secret pour personne, Flavia est très largement inspirée de Mercredi, la fille de Gomez et Morticia Adams.

 

Alan Bradley "Les étranges talents de Flavia de Luce" / Bruno Coulais "Microcosmos"

A la différence de la gamine glaciale si parfaitement incarnée par Christina Ricci, Flavia n'a plus sa maman, n'a pas de frère mais deux soeurs avec qui elle s'entend comme l'huile se mélange à l'eau. Il faut dire qu'elle n'est pas commode la petite chimiste de 11 ans, rancunière, un vrai poison ! Plutôt que de s'amuser dans le jardin, elle préfère s'isoler dans les vapeurs de son labo ; plutôt que de coiffer sa poupée, elle intoxique le maquillage de sa soeur ; plutôt que lire des Harry Potter (ce qui serait bien anachronique, on est dans les années 50), elle va mener sa propre enquête lorsqu'un homme venu visiter son père est retrouvé mort dans le jardin de la demeure victorienne.

Un corbeau mort, des timbres mystérieux, le vol d'une tarte, de vieilles archives inaccessibles et les fameuses potions de Flavia de Luce feront mousser les aventures de cette détective en sandalettes (quatre sont déjà traduites, soit la moitié).

 

Alors, me direz-vous, une enquêtrice anglaise d'à peine 11 ans, est-ce bien raisonnable ? Non pas vraiment... le roman était d'ailleurs destiné à un public jeunesse avant d'être édité par 10-18 dans la collection Grands Détectives. Et bien que sympathique, c'est un peu le tube entre deux chaises que la chimiste évolue. Pas assez adulte pour prétendre à de l'action ou de la profondeur, pas assez enfantin car en carence de charme, de fantaisie.

 

Heureusement, la B.O.L. est là pour sauver in extremis les situations délicates : la magie qui peut parfois manquer au canadien Alan Bradley, distillons-la à partir de ces musiques inspirées par la nature !

Bruno Coulais a le don merveilleux de s'inspirer de son sujet pour en tirer l'essence et le mener vers autre chose - encore un alchimiste, en somme... Ainsi des bruits d'eau, d'ailes ou d'oiseaux vont naturellement tendre une toile de fond, ou + justement une toile d'araignée, aux compositions de "Microcosmos", comme un trompe-l'oeil sonore. Un trompe-l'oreille, en fait. Il ne s'agit pas pour autant seulement de bruitages ou d'imitations de sons, mais d'une réinterprétation poétique des bruits sécrétés par les mondes invisibles.

 

S'envole alors un orchestre entomologique, tous archets tendus.

 

 

Les carillons avancent à tâtons, comme on viole la pâleur poussiéreuse d'un lieu interdit, le genre de situations que connaît bien l'intrépide Flavia. Son espièglerie pince les mêmes cordes jouées par une veuve noire. Séductrices, les percussions vibrent à la manière des stridulations du grillon. Les stridences des violons initialement calées sur les bourdonnements du peuple de l'herbe accentuent les dangers de l'enquête de Flavia, rendent un peu + inquiétants les craquements de parquet de la bibliothèque, les grincements de portes de son manoir. Les lieux du roman n'en deviennent que + fantastiques, davantage qu'ils ne le sont décrits dans le roman. Les pièces gagnent en perspectives ; les odeurs se chargent d'humus ; les couleurs du danger s'intensifient. La lune hulule + lugubrement, la rosée est mieux irisée.

Ainsi insectes et investigatrice en herbe partagent ce précipité de notes qui gouttent à l'envi.

 

J'aurais aimé que Bradley ait lui-même davantage de matière à passer sur son bec bunsen et qu'il étoffe ses ambiances, cependant son attachante héroïne donne une jolie effervescence à cette écriture au PH un peu trop neutre. Mais allez savoir si la musique de "Microcosmos" n'aurait pas perdu en efficacité si les composés moléculaires du récit avaient déjà été remplis de féérie. Ici au moins, tandis que Bruno Coulais et Flavia de Luce observent la vie à travers un microscope, la liaison chimique est établie. Et la métamorphose expérimentée réussie.

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