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30 novembre 2018 5 30 /11 /novembre /2018 15:39
"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Note de concordance : 6,5/10

 

En finissant cette expérience de Bande Originale de Livre, on a envie de mettre une note de concordance de 10/10 entre ce livre et ce disque. De 1000000²/1000000² même. De noter 100/100 la concordance de toute chose, puisque TOUT est lié, puisque TOUT est issu de la même poussière, de la même cellule d'avant le Big-bang.

 

Mais même si des années après, lorsque j'écoute "A moon shaped pool" je me retrouve à table sous de nocturnes tropiques, en pleine discussion avec les protagonistes de "Maya", la richesse de ces deux œuvres me confirme que leurs liens sont trop éphémères pour justifier d'une meilleure note. Comme si un millier de fleurs qui naissent suite à la semence d'un milliard de graines poussait à la relativité, malgré un joli résultat absolu.

 

Jostein Gaarder, le norvégien auteur du "Monde de Sophie", se plait à mélanger roman et concepts philosophiques. Il y a aussi une dimension poétique dans son œuvre - ici redistribuée par un jeu mythique de 52 cartes.

 

"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Ainsi Frank découvre les Îles Fidji, pour écrire à son ex-femme ; il voyage sur le 180° méridien - au point du changement d'heure - l'un des rares points du monde où l'on peut vivre deux journées en une. Deux vies peut-être ?

 

La longue lettre de Frank narre sa rencontre avec un énigmatique couple espagnol dont la femme, danseuse de Flamenco, semble issue d'un tableau de Goya. Leurs discussions sur cette île encore désertée par les touristes sont intrigantes, puis franchement intéressantes. On aborde les origines de la vie sur Terre, les théories de l'évolution, le temps, la vie éternelle, les enjeux écologiques et tout un tas de considérations métaphysiques.

Lorsque Frank poursuit les palabres avec le gecko qui se tient fièrement sur sa bouteille de gin, on se demande où l'on est tombé... puis la cocasserie mêlée à la pertinence des réflexions l'emporte et on se laisse aller.

 

La forme semble un peu légère, mais, sous-jacent, le fond s'avère d'une belle complexité. Exactement le sentiment qu'inspire "A moon shaped pool". A la première écoute, les chansons de Radiohead semblent plus dénudées qu'à l'accoutumée : des compositions dont la voûte est bâtie sur un seul instrument, tout juste décorées de quelques éléments electro. L'architecture du morceau d'ouverture "Burn the witch" a quelque chose de "Eleanor Rigby" avec ses seuls violons stridents, "Daydreaming" rêvasse sur un piano solo, d'autres titres n'ont guère plus que des arpèges de guitare sèche pour convaincre, prouvant ainsi qu'il n'est nul besoin d'être surarmé d'artifices pour rendre imparable une chanson. Les titres s'égrainent assez paisiblement, aériens… Et comme avec les grands albums, chaque écoute déloge un peu plus de subtiles imbrications, des structures moléculaires remontant à la surface. "Desert island disk" n'est d'abord qu'une petite mélopée jouée de nuit sur une plage (Fidji ?), presque hispanisante, et gagne des dimensions célestes d'écoute en écoute. Le travail du producteur Nigel Godrich, sans doute. On plane, on voyage. Les paroles de cette chanson, entre abstraction et profondeur, filtrent les mêmes lumières que le récit de Gaarder. Et là encore ce petit miracle : la fluidité et l'évidence porteuses de substantielles richesses spirituelles…

 

 

"Maya" de Jostein Gaarder / Radiohead "A moon shaped pool"

Il est vrai que la philosophie se cache derrière toute chose, comme un support essentiel. Par exemple, les morceaux enregistrés pour "A moon shaped pool" semblent avoir atterri sur l'album sans réflexion d'enchaînements : c'est le hasard de l'alphabet qui a dicté leur place, posant une ambitieuse question : à quoi sert l'ordre ? C'est quoi un ordre d'ailleurs ? La réflexion prévaut-elle sur l'aléatoire ? 

Et plus loin : quand le brouillon devient-il le résultat définitif ? Quand l'artiste sait-il que son œuvre est achevée ? "True love waits" est une chanson qui a été jouée depuis fort longtemps sur scène par Radiohead, et qui trouve là sa première captation studio : est-ce sa version définitive ? 

 

Un big-bang de questions qui ne trouvent pas forcément réponse… ainsi est construit "Maya". Un livre qui finit par s'emmêler un peu les assauts en hauteur, qui sème les interrogations, et parfois le lecteur aussi. Mais en suivant le fil de lumière pâle que tendent Thom Yorke et sa bande, on prend plaisir à ouvrir quelques portes sur des espaces cosmiques vertigineux.

 

Et voilà que je me demande si cet article est terminé...

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30 septembre 2018 7 30 /09 /septembre /2018 21:39
"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Note de concordance : 8/10

 

Du rire ou des larmes ? Les deux ? Je pourrais vous faire croire qu'on ira de l'une à l'autre de ces émotions, mais c'est plutôt un brassage que je vous propose, comme on goûte au malt et au houblon dans la même goulée de bière.

Qui saurait dire, en écoutant ce dandy de Baxter Dury, s'il ricane ou s'il sanglote ? "Prince of tears" : on pense d'abord à la tristesse de ce chanteur inspiré par son propre chagrin d'amour, mais connaissant l'ironie de l'artiste, sa distanciation, tout n'est pas si simple. Baxter Dury a toujours cette capacité à se moquer de sa propre carcasse. Sa pop décharnée n'a rien d'un mélo, et si des cordes gainsbouriennes (période Vannier) satinent un peu ses instrumentations brutes de décoffrage, un crachat punk de-ci de-là vient remettre une révolte adolescente au milieu du salon.

"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Le fils du mythique Ian Dury - fils génétique, spirituel et artistique - est la synthèse des personnages de "Bienvenue au club". Enfant des années 70, pur produit de l'Angleterre qui a grandi sous les années punk, IRA, luttes syndicales pré-Thatcher. Un adulte dont l'œil effronté et rieur indique qu'il n'a pas totalement quitté l'adolescence. Indolent, il a souvent été viré des écoles qu'il fréquentait, insolent, le petit Dury a même pissé sur Joe Strummer depuis son toit. Aucun respect !

 

En revanche, il y a une grande admiration pour The Clash de la part des héros du roman, en particulier Doug, un des membres de cette bande de potes qui se cherchent un peu. Benjamin et Philip complètent le noyau de ce groupe, de ce livre. A la sortie de l'enfance, ils essaient de trouver leur chemin, à tout le moins de s'extirper de leur cadre fait de salons étriqués aux tapisseries maronnasses, de pubs parfumés au JPS où les convives rognent l'amertume.

Très attachants, ces gamins vont être le fil rouge d'une fresque beaucoup + ambitieuse, qui a pour intention de décrire une époque + complexe que les images d'Épinal qu'elle a laissées. Dans la mixture tragi-comique dont Jonathan Coe a le secret, on voit les tensions qui imprègnent cette période de l'Angleterre : des générations qui ne se comprennent plus au sein de la famille, des couples qui ne se parlent plus, des classes sociales qui ne s'entendent plus, des pays déchirés qui ne cohabitent plus.

 

Le talent de Coe est de transcender les points de vue, de surprendre, de casser son récit en racontant la suite via une lettre ou un article de la gazette scolaire. Tour à tour poignant, narquois, drôle, le point commun de ces tonalités est le gène british. Sans jamais rien surligner (c'est agréable un auteur qui vous fait confiance), il peint par petites touches sépias un entrelac de destins. Jusqu'à cet extravagant avant-dernier chapitre écrit en une seule interminable phrase à faire s'étrangler de jalousie Maylis de Kerangal, qui s'étend sur une cinquantaine de page, et met fin à l'éclatement des points de vue pour ne creuser que la même fibre intime de son personnage-clef, Benjamin. En contrepoint, les furies d'à peine une minute "Letter bomb" et "Almond milk" s'amusent des espiègleries de la temporalité.

 

"Bienvenue au club" de Jonathan Coe / Baxter Dury "Prince of tears"

Traversée par l'accent cockney de Baxter Dury, sa production bien sapée mais débraillée, ses mélodies servies à la pression qui ne débordent jamais, ses rythmiques issues des caves de Kinks Street, la mosaïque de Jonathan Coe trouve sa Bande Originale de Livre idéale. Dans l'une et l'autre de ces deux œuvres, le subtil équilibre entre détachement et passion, sarcasme et mélancolie, tendresse et tension est déroutant, déstabilisant… tellement proche de ce à quoi ressemble une vie.

La suite de ce roman, "Le cercle fermé", revient sur ses personnages pendant les années Tony Blair. Après tout, la musique de Baxter Dury n'est pas spécifiquement seventies, ni même nineties ; peut-être un autre de ses albums pourra de la même manière donner de l'ancrage à cette plaisante saga de Monsieur Coe, dont l'écriture en apesanteur retire un peu trop de poids au récit, vite oublié. Les chansons au cordeau de Dury, elles, restent, accrochant quelques images du livre au passage. Listen !

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22 février 2018 4 22 /02 /février /2018 15:39
"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

Note de concordance : 7/10

 

Une bonne Bande Originale de Livre doit glisser sur le texte, faire gonfler les images du récit et ultérieurement rabattre des souvenirs sur les plages de notre mémoire. Comme j'entends la voix de Charlotte Gainsbourg en me repenchant sur "Surfer la nuit", on peut supposer que "Rest" était la bonne vibe.

 

La production de ce disque confiée à SebastiAn réussit un tour de force : tenir en équilibre entre gros son et intimité, sur l'insolite arête de la puissance et de la pudeur. Drôle de contraste que ces biceps de synthé bandés comme des athlètes, et la fragilité des compositions, le filet de la chanteuse.

 

 

Partir d'une portée de notes mélodramatiques, très cinématographiques et empreintes de seventies ("I'm a lie", "Kate"), puis faire enfler le son d'un coup, lâcher la déflagration qui va porter la chanson sur une houle électro menaçante. Parfois les vannes sont lâchées d'entrées, nous projetant d'une manière ou d'une autre vers les premières pages saisissantes de "Surfer la nuit", quelques paragraphes qui seront disséminés tout au long du livre.

 

Le roman de l'australienne Fiona Capp débute par un joyau de littérature. Sa manière de décrire les quelques ondes de l'océan qui vont transformer l'eau en raz-de-marée touche au sublime.

                                                                                                  ns

                                                                                    o                         .. 

                                                                            ati                                                    .

                                                                    ns

                                                                se

                                                          de

Un                                                et

       régal                     d'images 

                 de mots,

 

 

 

 

 

Fiona Capp en pleine inspiration

Fiona Capp en pleine inspiration

L'histoire se déroule au sud de Melbourne, dans une ville qu'on devine désertique. Jake est le meilleur surfeur de sa bande. Il ressent les courants mieux que personne, est en communion avec l'océan. Hannah, serveuse au restaurant de la plage, a atterri là pour s'initier à la planche. Ces deux-là vont se croiser, se fréquenter, s'apprivoiser, s'aimer. Enfin je crois.

Ruben et Marie, le patron du café et sa femme, se sont rencontrés, épousés, ennuyé et désagrégé. Enfin il me semble. Marie aimerait reprendre ses études, et sans doute aussi ses cliques et ses claques.

 

On pourrait croire à un récit en forme de croix, une histoire d'amour en plein essor qui croiserait une autre tout près du crash. Ce n'est pas vraiment spoiler que de révéler que ces couples vont s'effriter. La figure du tsunami fantasmé est la matrice de ce roman où tout doit disparaître, rien ne dure. Comme cette ville bouffée par un capitalisme en fin de course. Comme cette terre qui devra un jour où l'autre rendre des comptes à la mer. 

 

A vrai dire on se moque de toutes façons du sort de ces personnages. Jake a beau être sexy, rassurant, ténébreux, sensible et musclé, c'est avant tout ce que j'appellerais un franc connard. Taiseux, égoïste, susceptible, asocial... une caricature du surfeur qui se la raconte. Un mash-up de Bodhi et Brice de Nice.

 

"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

Pourtant, grâce à sa verve feutrée et une tension subtile, l'auteure parvient à nous tenir jusqu'aux derniers rivages de son roman. Et malgré mon manque de sympathie pour Jake, l'écriture sensuelle de Capp m'a fait rester jusqu'à l'ultime vague, en apnée face au sort du surfeur qui cherche à combler quelque vide dans un rouleau d'écume noire à mi-chemin entre l'instant et l'éternité. Effet mer, éphémère.

 

Si Jake est en quête de sa mère, Charlotte Gainsbourg est toujours à l'affût du père. Air fut le premier groupe à accompagner la fille de Serge sur l'album "5.55", posant les premiers jalons vers le son mythique de "Histoire de Melody Nelson" sculpté par Jean-Claude Vannier et Gainsbourg. Après Beck, SebastiAn poursuit ce sentier fait de percussions sourdes, de basse distordue et de cordes orientalisantes. En privilégiant les paroles en français - jusque-là cantonnées à une ou deux chansons dans les précédents albums - Charlotte se rapproche encore un peu plus du père. 

Et c'est sans doute aussi en assumant son identité, son talent propre, ses goûts personnels, que paradoxalement la chanteuse à la voix taquine/Birkin touche plus que jamais du doigt l'art de Serge Gainsbourg. L'audace en héritage.

 

L'aspect electro-dance de "Rest" s'intègre très bien à l'univers branchouille des surfeurs ; quant à ses pistes les plus épurées (la chanson titre en tête) elles semblent enregistrées dans la même chambre suave que celle de ces couples en faillite.

 

"Surfer la nuit" de Fiona Capp / Charlotte Gainsbourg "Rest"

 

Bouleversant album où l'on ne sait plus trop si l'on plane ou si l'on flotte, où l'on apprend à vivre avec les absences, où l'on se crée de nouvelles présences au détour d'une chanson cachée enfantine. Un disque qui aura donné à ma lecture une véritable impression d'intrusion au cœur du récit, avalé par des vagues qui se fracassent dans le lit des étoiles.

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14 janvier 2017 6 14 /01 /janvier /2017 14:39
"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"

Note de concordance : 7/10

 

J'ai bien failli me noyer. La couverture à laquelle je n'avais guère prêté attention aurait dû m'avertir. Et je me suis lancé non préparé dans cette expérience de Bande Originale de Livre sans même prendre mon souffle. Je n'ai jamais eu l'occasion de le reprendre.

 

Les rares indications que je possédais jalonnaient ma mémoire à coups de mots-clefs : surf, cœur, don d'organes. Je pressentais enfin que Maylis de Kerangal avait une profondeur, une aura de gravité et que je ne me lançais pas dans un livre feel good.

La musique de Fink étant arrivée 753'267ème au classement officiel du Dr Jolij des chansons qui rendent heureux, je savais déjà que je ne risquais pas d'étouffer des pouffements devant mes voisins de bus. Le squelette acoustique de "Distance and time" m'évoquait cependant le surf, l'introspection générale, une mélancolie spirituelle latente. Très vite, le livre a commencé, très vite, la musique l'a talonné.

 

Je n'ai jamais autant pris de déplaisir à aimer un livre. Je me suis senti pris en otage, bousculé, ligoté, torturé. Les ambiances aurorales de l'ouverture prennent en traître, les sensations autour du surf, la préparation, l'attente, l'entrée dans l'eau, la passion dévorante, le choix de la vague, la glisse, la glisse... De Kerangal décrit cela à merveille.

Quand le sujet s'aggrave, que la mort frappe, on réalise, trop tard, que les phrases d'une longueur improbable, boas littéraires sous les constrictions desquels on commence à suffoquer, ne nous libéreront plus. A se demander parfois si l'auteur ne cherchait pas à égaler Laurent Mauvignier et son "Ce que j'appelle l'oubli" écrit en une seule phrase.

 

On pourrait se sentir bercé par ce rythme imposé, mais c'est maintenant l'horreur qui nous est donnée à voir : la perte violente d'un enfant et toutes les émotions qui détruisent les proches, dans les premières heures, juste après l'annonce de la catastrophe. Rien ne nous sera donc épargné. C'est presque insoutenable. Faire une pause dans la lecture ? Impossible, les mots déboulent, flot ininterrompu. Les points de ponctuations sont des balises au milieu de l'océan qu'il nous faut bien lâcher pour chercher la suivante, dans des eaux qu'on espère moins noires, moins abyssales.

 

Ne vous fiez pas à son sourire : elle vous fera boire la tasse...

Ne vous fiez pas à son sourire : elle vous fera boire la tasse...

Simon Limbres, dont le corps en mort cérébrale va devenir l'enjeu de "Réparer les vivants", avait pour habitude de surfer non loin du Havre. Dans les eaux grises du nord. Faut-il y voir un de ces liens que le hasard aime à développer, Fin Greenall, alias Fink, est originaire des Cornouailles. A l'autre bout de ces courants glacés, je l'imagine embrumer sa folk nue face aux rouleaux de la même mer, sur un rivage aux couleurs de miroir.

 

Il y a du brouillard dans la musique de Fink. Fan de The Cure mais également influencé par le dub, Greenall donne à son blues des reflets hypnotisants. Les apports électroniques, d'une discrétion quasi abstraite, renforcent cet effet, et justifient sans doute sa signature chez le prestigieux label Ninja Tune.

"Distance and time" est à mi-chemin entre l'art du talk-over et la complainte. Les mélodies de la voix sont mornes ; une économie de notes qui n'a rien de pingre, juste que Fink met en exergue la tonalité juste. Les fioritures, il les jette aux vents mauvais. Ca aussi, c'est le blues.

 

"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"
"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal / Fink "Distance and time"

Et puis il y a cette sensation d'écho, cette réverbération indéfinissable et pourtant omniprésente, fantomatique. Des harmoniques ou des arrangements de criques et de broc, allez savoir, qui nous font imaginer l'enregistrement de ce troisième disque sur une plage, au pied d'une falaise.

 

C'est aussi cette impression diffuse d'écho qui m'a laissé entendre que ce livre et ce disque avaient à voir l'un avec l'autre. L'intuition était bonne.

Dans le roman de Maylis de Kerangal, une fois le corps de Simon passé outre-vie, il doit être redistribué. Trouver ses échos. Véritable manifeste pour le don d'organe, le récit insiste sur l'étroit chemin psychologique, fil de délicatesse, que doivent emprunter les docteurs qui suggèrent le prélèvement du cœur de leur fils à des parents en miettes. Tout le corps de métier est d'ailleurs salué au long du roman ; le dévouement et la tension longent les mêmes couloirs blancs et se mêlent aux odeurs d'hôpital.

Avec l'espoir de cette femme qui attend une greffe de cœur depuis des années, ce seront les seules respirations de ce texte à la densité hors du commun.

 

Si le style de Kerangal peut paraître maniéré et étouffant, il trouve, ici, avec ce sujet, une justification. Outre son originalité, et bien que souvent pénible, il rentre en cohérence avec le traitement du roman.

Dans une première dimension, on l'a déjà vu + haut, il y a la claustrophobie émotionnelle qui est astucieusement relayée par ces phrases mouvantes, interminables.

Dans une seconde dimension, le phrasé en tiroir de l'auteure dessine une forme récurrente de "Réparer les vivants", une figure esthétique concave que l'on croise tout au long de l'histoire : celle d'un flux qui se tend, s'étire, se creuse, s'enroule, relie, et se reproduit à l'infini. En gros, c'est l'image de la vague qui, telle une onde, connecte les éléments entre eux. C'est la vie qui se perpétue. L'écume des cœurs. Comme les cellules du sang se renouvellent, les héritages indissolubles de la vie passent de corps en corps, d'un humain à l'autre, destinées distillées. La forme et la lame de fond du récit coïncident pour évoquer ces liens invisibles, la transmission de la vie, les échos de l'existence.

 

Oui j'en reviens à ces échos qui chez Fink aussi donnent du liant au son. Comme une réfraction du roman, les chansons de l'anglais engendrent des fluides autarciques aux contours flous.

"Under the same stars" constate justement un des titres qui appuie si bien l'intensité du livre... La totalité de l'album peut consteller le livre de sa matière. Une fatigue poisseuse, une lumière naissante. Paradoxale cohabitation que seuls savent dessiner les grands songwriters. Le ressac bluesy de "This is the thing" est sans doute le point d'orgue - le peak - de cette Bande Originale de Livre.

Et "So many roads" démontre la force d'évocation de Fin Greenall, qui avec concision en dit presque autant que de Kerangal en trois couplets et autant de refrains. Oui c'est un peu méchant de ma part. Petite vengeance...

 

Ravi quoi qu'il en soit, suite à cette lecture en musique, d'avoir aperçu ce lieu où la distance et le temps s'interpénètrent et fusionnent.

 

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30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 09:39
"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

Note de concordance : 8/10

 

Âmes sans sable, s'abstenir. Je parle là du sable romantique des plages, celui que les amoureux font glisser dans leurs mains entremêlées, qui emporte avec lui des effluves de coco et les nuances rouges d'un coucher de soleil sur l'océan. Si le cynisme ou le pragmatisme vous caractérisent, si le terme "fleur bleue" ne vous évoque que le logo des mouchoirs Lotus, je crains que cette expérience de Bande Originale de Livre vous laisse de marbre.

Richard Matheson a pris tout le monde à revers en écrivant en 1975 "Bid time return", discutablement traduit "Le jeune homme, la mort et le temps", une histoire d'amour à l'antithèse des géniales nouvelles d'épouvante et de science-fiction qu'il avait plutôt l'habitude de proposer jusque-là.

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

 

C'est le récit d'un jeune homme condamné par la maladie qui s'offre une dernière virée en solitaire, se confie aux courbes du hasard et atterrit dans un majestueux hôtel au bord de l'océan. Au fond d'un salon, Richard Collier (un prénom qui n'est pas anodin, on le verra juste après) va vivre une sorte de syndrome de Stendhal face au portrait d'une comédienne de théâtre disparue, Elise McKenna, ayant eu son heure de gloire au siècle précédent. Le coup de foudre est aussi incongru que violent, si bien que le jeune homme va tout tenter pour la rejoindre, quitte à se jouer des lois temporelles. Si les décennies les séparent, l'espace - ce palace de San Diego - les rapproche. Aux rivages de la folie, Richard va rassembler toutes les études possibles sur l'autohypnose et soulever les voiles du temps.

 

Peut-être la crédibilité de ces scènes vient-elle du fait que Richard Matheson est réellement tombé sous le charme d'une image d'actrice, et a précisément élaboré le livre dans cet hôtel à fleur d'eau. Son roman s'inspire du destin de Maude Adams, qui se serait isolée sans explication au cœur de sa vie.

Et en effet, son portrait donne le vertige...

Maude Adams (1953-1872)

Maude Adams (1953-1872)

 

 

J'ai eu un peu de mal à trouver le disque à offrir à cette lecture guidée, comme Richard Collier au préalable, par le hasard. Après un essai folk vite balayé car inadapté (sorry Neil, je te trouverai bien un rôle un jour), et une branchouillerie peu convaincante (sorry Sylvan Esso ; bon, ne jamais dire jamais...), "Controlling crowds part IV" d'Archive a modestement versé ses plages synthétiques sur les mots de Matheson. Puis les accords de piano sont arrivés, puis les violons, et j'en ai vite conclu qu'on y était. Ce disque avait les trouvailles sonores electros qui célébraient l'aspect fantastique du livre, mais toujours au service des chansons, des mélodies, des instruments classiques.

 

Archive est un groupe britannique mouvant, à la façon du temps dans le roman de Matheson. Si Darius Keeler et Danny Griffiths constituent une base à la formation, autour d'eux ont gravité bien des membres, bien des chanteuses, bien des chanteurs. Du trip-hop au rock psychédélique en passant par le rap, ce groupe instable explore les genres, au point de se perdre un peu parfois ; c'est le risque.

Avec "Part IV", qu'on pourrait vicieusement réduire à un petit résidu de studio, le miracle se (re)produit. Suite de l'ampoulé, grandiloquent et disloqué "Controlling crowds" (Parts I-III), cet album enregistré pendant la même session retrouve de manière inespérée un équilibre, remet le focus sur l'essentiel : la qualité des chansons.

Suscitée par une rupture amoureuse douloureuse, la tristesse des compositions embrasse et magnifie des titres comme "Remove", "Lunar Bender", "To the end" - on pourrait quasiment tous les citer. La déchirante histoire d'amour de Richard et Elise ouvre une dimension de + en venant se lover dans la chamade d'Archive.

 

N'allez pas croire que le roman de Matheson ne vit que d'amour et d'eau fraîche ! Le suspense et le mystère sont omniprésents : on se demande si les étapes de Collier dans l'autohypnose vont fonctionner, on craint qu'une simple pièce d'1 cent de 1975 oubliée dans sa poche ne trahisse le dépouillement nécessaire à contrecarrer les plans du temps ("The feeling of losing everything" trouve idéalement sa place dans cette thématique).

Car Richard Collier n'aura pour seule DeLorean que la volonté. Pas de machine à remonter le temps ici. Toute technologie doit au contraire disparaître (en outre chez Archive elle est asservie, esclave des mélodies).

 

Naturellement, un autre enjeu naît de ce voyage par la force de la pensée et de la passion : l'éventualité que ce périple ne soit que mental. Rien ne nous prouve que toute cette histoire n'est pas le délire d'un homme happé par les champs de la mort. Matheson est un maître de la littérature, un conteur génial. C'est avec grande habilité qu'il narre les aventures de l'amoureux transi, rapportées par son frère sceptique qui a rassemblé le dictaphone de Richard ainsi que son journal intime. On passe donc d'un style haché, télégraphique, aigri, à des phrases de + en + longues et complexes au fur et à mesure que l'amour et l'époque victorienne qu'il vise le gagnent. L'auteur souligne ainsi intrinsèquement les métamorphoses émotionnelles de Richard et pose en même temps, avec ce point de vue subjectif, les doutes qui sous-tendent l'histoire.

 

"Le jeune homme, la mort et le temps" est un chef d'oeuvre narratif et fictionnel. Il est presque inouï qu'une musique sublime encore les scènes imaginées par Matheson. Pourtant - et c'est bien l'intérêt d'une Bande Originale de Livre - les chansons d'Archive amènent le récit toujours + loin. Les effets sonores, les longs échos introspectifs qui écument des chansons tiennent un rôle précieux. On les imagine très bien dans les oreilles de Collier en train de traverser les couches du temps.

 

 

Le final de "Pictures" échoue sur une côte où les vagues se décomposent dans un fracas numérique inquiétant. L'émouvante rencontre sur la plage d'Elise et Richard est un modèle de romantisme, et l'est d'autant plus qu'elle est chargée des mêmes remous tragiques que la chanson. Comme si la présence de Richard avait autant de chances que ses traces de pas face à la marée...

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

Même s'il me semble dispensable, je signale qu'un film a été tiré du roman en 1980, scénarisé par Richard Matheson en personne, avec Superman et Solitaire dans les rôles principaux, "Quelque part dans le temps". La musique est signée John Barry, et ça c'est pas dégueu non plus.

 

"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​
"Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson / Archive "Controlling Crowds Part IV"​

 

Cependant je préfère la cohérence du spleen floydien d'Archive traversant les frontières poreuses des genres comme Collier les époques. Un livre et un disque fonctionnant comme les deux parties d'un sablier dont le flux remonte.

Live à Ouï FM

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31 mars 2016 4 31 /03 /mars /2016 14:39
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

 

Note de concordance : 8,5/10

 

J'ai peut-être raté le coche...

Initialement l'album de Katerine "Les créatures" est paru avec un disque bonus, "L'homme à trois mains", qui commence par cette phrase "Non, je ne suis pas schizophrénique". En effet, cette deuxième galette pourrait être considérée comme un demi-frère très différent du principal. N'avait-on pas là l'occasion rêvée de comparer ce double album à la fratrie éclatée imaginée par Houellebecq ? Mais voilà, je me suis uniquement concentré sur "Les créatures", passant sans doute à côté d'une note de concordance de 11/10 au moins.

 

Faites pas cette tronche, je vous vois en pleine déconvenue ; cette B.O.L. fonctionne quand même très bien ! Les ambiances fin-de-siècle verdâtres sont même si proches que je me suis tout le long demandé si le roman de 1998 n'avait pas très directement influencé le disque de 1999.

 

"Les particules élémentaires" suit le parcours de deux demi-frères délaissés par une mère démissionnaire. L'un, Michel, se réfugie dans la recherche scientifique au point d'étouffer in vitro toute relation sentimentale, l'autre, Bruno, devient prof et fantasme sur ses élèves et sur tout ce qui a le sein ferme en général. Ou moins ferme si besoin.

 

Michel va recroiser la superbe Annabelle, amoureuse de lui depuis le + jeune âge. Pas de quoi le détourner de ses éprouvettes ; l'encéphalogramme de ses émotions bande mou, il sent bien qu'il a une mission de la + haute importance à laquelle il donne priorité. Les chapitres scientifiques - certes assez ardus à passer - nous éclairent peu à peu sur les travaux menés par Michel.

Bruno a vécu sévices et humiliations à l'internat. Il éteint ses enfers sous des litres de sperme. A l'opposé de la froideur de son frère, Bruno n'a qu'une obsession : la jouissance. Chacun de ses choix vise à copuler, ou tout le moins à se masturber, si bien qu'il va rejoindre une sorte de camp hippie / new age où le sexe est pratiqué très librement. En bon loser, pas sûr que Bruno saura s'adapter à la situation... Ce qui conduira aux chapitres les + drôles du livre.

 

Le thème commun qui frappe en premier entre le roman de Houellebecq et le disque de Katerine est la misère sexuelle.

"J'ai vraiment envie de la baiser mais je le ferai pas parce que je suis un idiot". Difficile au premier abord de définir d'où sont tirés ces mots. "Les particules élémentaires" ou "Les créatures" ? C'est bien la poésie outta-post-contemporaine de Katerine dans "Américaine" mais les errances de ce type aigri auraient tout aussi bien pu être signées Houellebecq.

 

il en va ainsi de la majorité des chansons de cet album construit comme une descente avinée des grands boulevards,

Dans "Gare du Nord", un pauvre gars, la gueule de bois flotté, visualise son ex dans une partouze où l'or gît. Et le pathétique dragueur du célèbre "Je vous emmerde" dandine sa bibine à la façon d'un Bruno, se voulant funky mais s'avérant collant comme du whisky-coca sur le dancefloor.

 

 

 

 

On pourrait aussi s'amuser à mettre en parallèle les gueules de ces deux premiers de la classe qui semblent tout faire pour ressembler à des clochards moins célestes que célèbres, et se dire que la déchéance physique fait toujours partie, en filigrane, des lignes fortes de leurs œuvres.

"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"
"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

Mais un autre point, bien + important, me fait ranger les deux œuvres sur une même étagère : les ruptures de rythmes. De chaque côté, on peut passer du + grand sérieux à une phrase choc en à peine un signe de ponctuation. Ces décrochages surprennent, dérangent. Comme un montage créateur de sens, les cassures poussent notre cerveau à stabiliser ces situations bancales, à reconstruire, à combler les vides. Les deux artistes ont un sens de l'ellipse saillant.

 

Pas étonnant : de quoi parle "Les particules élémentaires" si ce n'est de combler le vide ? Le vide émotionnel laissé par une mère qui n'a pas joué son rôle, et en écho à cela, le vide laissé par une religion que notre société a délaissée. Le roman ne fait que décrire cliniquement une époque, passer au scalpel un monde occidental qui a dépassé la foi chrétienne et les idéologies, et qui se cherche au bord du gouffre qu'il n'a encore aucune idée de comment remplir.

Katerine aborde régulièrement ce thème de la vacuité, de l'inutile, des égarements. L'énumération des choses qu'il n'a jamais vécues dans "J'ai 30 ans" ne parle que de ce désarroi.

 

Selon Houellebecq, la science pourrait trouver une solution à ce grand vide que la religion a laissé, le clonage puis la disparition de l'humain imparfait serait l'avenir de l'homme (à qui le livre est dédié). Revoyons la structure du disque de Katerine : il commence par "Jésus-Christ mon amour", beau comme un paradis perdu, en son cœur replonge vers les souvenirs d'enfance et de la mère avec le nostalgique et sublime "Au pays de mon premier amour", et se conclue sur le bruitiste "Boulevard de l'hôpital", une sorte d'IRM musical flippant ; à croire que Philippe Katerine est encore + pessimiste que l'auteur de "Soumission".

 

Accompagné de The Recyclers, Katerine a éclaté ses vignettes easy-listening pour explorer l'improvisation et un jazz contemporain fourre-tout foutraque passionnant par le nombre d'horizons qu'il ouvre. Le champ des possibles donne le vertige, les idées grouillent, le délire bouillonne et pourtant le disque est brut comme une table de campagne. Un drôle de machin désespilarant digne de Georges Perec qui bidouille les obsessions de Katerine, l'inutilité, la solitude, la poésie des petits riens, les médiocrités. Un miroir déformant de nos modèles en désuétude.

 

Michel et Bruno, les deux frères imaginés par Houellebecq ne sont rien d'autre que l'auteur lui-même, peut-être pris dans ses contradictions, et surtout à considérer comme un être ouvert en deux pour mieux en radiographier tout le contenu. L'auteur se met quasiment en scène, prenant à bras le corps sa thèse qui malaxe les dérives sociétales et familiales, les dangers de l'individualisme qui laisse l'homme à l'état de particule isolée, bouffée par le désir et le consumérisme. On peut trouver le point de vue réactionnaire ou pas, là n'est pas le sujet, la démonstration est foutrement habile et intéressante.

 

Dans ces croisements de trajectoires, toutes ces symétries contrariées, on notera qu'au final, Michel Houellebecq tend vers une évolution qui devra recoller les morceaux, là où Philippe Katerine préfère se disperser, tout démantibuler.

 

"Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures""Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq / Katerine "Les créatures"

Leurs trajectoires se seront en tout cas merveilleusement croisées le temps de cette Bande Originale de Livre remuante. Et si l'on y regarde bien : humains en manque, frères complémentaires mais séparés... finalement avoir dissocié "Les créatures" de "L'homme à trois mains" est cohérent !

Tout rentre toujours dans l'ordre...

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5 septembre 2015 6 05 /09 /septembre /2015 08:39
"Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf"

Note de concordance : 8,5/10

 

Je n'ai pas vu l'évidence tout de suite. Le choix de Hauschka pour filer les mots de Fottorino n'était d'abord qu'une affaire d'ambiance - point toutefois substantiel d'une bonne B.O.L.

 

Plus tard est arrivée cette concordance entre les visuels : un personnage, assis et nu, le dos vaguement voûté, comme un bouclier. On ne se livre pas facilement dans ces deux oeuvres ici rapprochées.

C'est ensuite comme un flux, comme un nerf intuitif reliant "Ferndorf" et "Un territoire fragile" qui s'est révélé. Car si l'allemand Volker Bertelmann, alias Hauschka, manipule la structure et les mécanismes acoustiques de son piano, le personnage phare de Fottorino est quant à lui accordeur. Qui n'accorde pas les instruments, seulement les corps.

 

Le musicien Hauschka est passé maître dans l'art du piano préparé. Comme John Cage qui a initié cette pratique, il détourne, décore, étoffe, étouffe les cordes du piano, y greffant ici une capsule de bouteille, y posant là une balle de ping-pong, y scotchant ailleurs un bout de plastique... Tout un attirail fantaisiste, un coffre à jouets, une ribambelle de machins qui viennent donner de nouvelles couleurs + ou moins aléatoires aux résonances, aux tonalités, au spectre harmonique de l'instrument.

Accompagné pour ce disque par des violons ou violoncelles, Hauschka restructure, retravaille manuellement - artisanalement même - la charpente et la mécanique du corps de son piano.

 

Le père d'Eric Fottorino était kinésithérapeute (il est conseillé de lire "L'homme qui m'aimait tout bas" pour mieux cerner l'ancien directeur du journal Le Monde). L'auteur est imprégné de ses gestes, du savoir-faire réparateur, du vocabulaire anatomique aux atours poétiques, voire exotiques.

 

Pas de piano manipulé dans ce roman, mais une femme. Blessée. Clara saute sur une occasion professionnelle pour gagner Bergen en Norvège, et fuir sa vie de femme battue et oppressée par un marocain au charme diabolique. Mais tout en elle est en vrac ; un chaos émotionnel, un camaïeu d'hématomes, des muscles traumatisés, des tissus en otage de la peur, des nerfs emmêlés comme la ferraille dans une vieille casse, des chairs en jachère.

 

Suite à des crises d'eczéma, on va la diriger vers l'accordeur de corps, mais celui-ci ne peut à peine la toucher. L'âme trop à vif ! Il va lui falloir beaucoup de temps pour essayer de remettre en accord Clara, faire en sorte que sa musique sonne à nouveau juste.

 

D'un côté nous avons donc un pianiste qui triture ses cordes, les amène au-delà de leurs retranchements pour en réinventer les limites, de l'autre un kiné qui remodèle les liens du corps et de l'esprit afin de retrouver l'euphonie. Pourtant ils sont à la recherche d'un même but : l'équilibre et une forme d'harmonie.

"Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf"
"Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf""Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf"
"Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf"

L'équilibre et la limite sont les grandes questions du roman ; lorsque l'on pose son doigt sur un corps et que l'on appuie, jusqu'à quel moment est-ce encore une caresse, à quel moment est-ce une douleur ? L'accordeur, puis un vieux peintre vont chercher ce point fragile, cette frontière invisible.

Eric Fottorino s'interroge alors sur les traces que l'on laisse, époussetant la différence entre le propre et le figuré. L'autre thème important d' "Un territoire fragile" est le toucher. Un sens qu'il n'est pas si aisé de traduire à l'écrit mais auquel ce bel écrivain n'a pas peur de se frotter. Et là encore, dans ce grand écart entre une mère qui semble avoir renié le tactile pour lui préférer le caoutchouc des gants et un salaud qui prend ses mains pour des marteaux, Clara ne voudrait plus avoir à choisir et juste ressentir la vibration juste.

"Un territoire fragile" d'Eric Fottorino / Hauschka "Ferndorf"

Entre clic-clic, crac, zip wap, et des mélodies répétitives (au sens hypnotique du terme) ou mélancoliques, le pianiste-funambule de Düsseldorf, brocanteur des sons, plie à lui la musique, l'immisce dans de nouvelles dimensions, la fait tourner la fait craquer, lui redessine des vertèbres d'ivoire et de rêve, en écho au travail de l'accordeur de Bergen.

 

A fleur de peau, Hauschka et Eric Fottorino sont des architectes de la vibration qui malaxent ce qui est en surface et en profondeur du corps ; ils ont comme matière première commune la délicatesse, et se désarticulent/réarticulent l'un à l'autre en accord majeur.

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6 mai 2015 3 06 /05 /mai /2015 23:39
"Le soleil des Scorta" de Laurent Gaudé / Dominique A "Auguri"

Note de concordance : 9/10

 

Implacable, brûlant, brutal et vital, c'est un soleil omniprésent et aux multiples facettes qui écrase de tout son poids le Goncourt de Laurent Gaudé et éclaire "Auguri". Les couvertures mutuelles déjà nous préviennent : les murs bruns, la lumière bonne, les ombres en berne, on dirait le sud.

Sous une chaleur tantôt étouffante, tantôt sensuelle, les deux œuvres avancent sur ces terres craquelées par les doigts du roi soleil.

 

"Le soleil des Scorta", troisième roman de Gaudé (6 ans avant le changement de climat déjà traité sur ce blog, "Ouragan"), suit une famille des Pouilles sur trois générations. Déjà on peut s'imaginer une saga familiale en grandes pompes, un truc épique, un choc d'époques en 900 pages grandiloquentes... pas du tout ! Tenant son rythme comme on monte un cheval, le romancier avance à cru sur son écriture belle et sauvage, traînant ou accélérant à son gré.

Le récit, lui, commence sur un âne, en 1875 sur un chemin dont le zénith use comme d'une forge. Un homme sorti de prison revient dans son village, Montepuccio, avec l'intention de prendre la femme qu'il désire, de force s'il le faut. Du fruit de la violence et de la méprise naîtra Rocco. Recueilli par des pêcheurs, les Scorta, l'orphelin va devenir le + violent et le + craint des malfrats. Si Rocco souffle un vent brûlant de peur et de respect sur Montepuccio, il condamnera pourtant ses trois enfants à la misère en léguant sa fortune au curé, lui intimant juste de leur assurer le cas échéant des funérailles dignes de princes. Les Scorta recevront le goût de la famille, la rage de s'en sortir en héritage.

Laurent Gaudé utilise la métaphore des oliviers, éternels grâce à la succession de leurs fruits, pour décrire le destin des hommes et les liens d'une famille.

 

Dans la grande famille de la chanson française, Dominique A descend d'une lignée pure, se nourrissant du sel de Bashung, des sucs de Piaf, de la sève de Barbara, planté dans le terroir de Brel. Après un album à la radicalité revêche, "Remué", l'artiste canalise ses colères et les distille dans cet album + apaisé, parfait équilibre de créativité rock et de classicisme.

"Le soleil des Scorta" de Laurent Gaudé / Dominique A "Auguri"

Titré "Auguri" simplement parce que lors d'un voyage en Italie Dominique Ané a aimé la sonorité de ce mot, l'album bénéficie a priori d'une sécheresse des arrangements (du cultissimme John Parish) dont l'urgence parle au ventre. Dominique A s'est fait violence pour ne pas ajouter des cordes partout (il se consolera avec bonheur sur "Eléor" en 2015), d'autant que Parish a l'intuition d'un album minéral, sans trop de fioritures. Pas dépouillé, rempli des Pouilles.

Il faudra alors aller chercher les subtilités qui ne se livrent pas à la première écoute, les plaisirs discrets, la vie cachée au cœur des morceaux : comme le sort apparemment rêche légué par Rocco à ses enfants. Il y aura donc un piano fureteur sur "Je t'ai toujours aimé", une trompette étouffée sous les oreillers jaunis de "Evacuez", un orgue chaud comme la braise sur "Les hommes entre eux", quelques grésillements, claps, flammes and co sur "Antonia", ... 

 

Dans ses thématiques et ses ambiances aussi, "Auguri" partage le même terreau que le roman de Gaudé. "Nous reviendrons" chante l'acharnement las des Scorta à survivre, et à briquer leur fierté. L'émouvante et enfiévrée "En secret" enjolive l'amour tu de Raffaele pour sa soeur de coeur, la charismatique Carmela . "Les terres brunes" a précisément le même sujet que "Le soleil des Scorta" : les racines dont on ne se débarrasse jamais, la terre héritée qui reste collée aux semelles, amas d'humus et de souvenirs.

 

L'épure de la production du disque offre du relief à toute idée, écrin naturel à la moindre note égouttée, et chaque son devient essentiel.

Laurent Gaudé suit le même principe : il se débarrasse ainsi de l'ennui et se concentre sur les périodes qui le motivent. On traverse une certaine histoire de l'Italie en moins de 250 pages. Joli voyage tout en fluidité. Le parcours des frères et soeurs, de leur "malédiction" à leurs progénitures, entre un aller-retour en terre promise américaine et le commerce du tabac, s'acoquine merveilleusement aux chansons de "Auguri", dont les notes colorent le récit comme du linge étendu aux fenêtres.

Le vibrato unique de Dominique A enchante les ruelles mordorées de Gaudé. Son trémolo mélodique est aux sons ce que la chaleur est au goudron brûlant quand sa vision se brouille ; il nous trouble tel un mirage sonore.


Lézardez sous ces soleils ! Comme une succession de petits miracles, au même titre que ces olives qui perpétuent le dessein des arbres, cette B.O.L. est une expérience intense et recommandée où les mots s'entremêlent et, bien que dénudés, enfantent une nouvelle lignée riche de mille choses.

 

 

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23 octobre 2014 4 23 /10 /octobre /2014 22:39
"Constellation" d'Adrien Bosc / Miossec "Ici-bas, ici même"

Note de concordance : 7/10

 

J'aurais aimé trouver de belles coïncidences, prouver qu'entre le nouveau Miossec et le livre d'Adrien Bosc il y avait une date symbolique, un lieu ou un nom en commun. Montrer que le hasard poursuivait "Constellation" jusque dans des méandres inattendus. Les talents du journaliste me font peut-être défaut, mais de tout évidence, il n'y a rien.

 

Cela ne m'empêchera pas de trouver bien des rapprochements qui me semblent cohérents entre ce premier roman, et ce disque qui n'a jamais lâché mes oreilles pendant la lecture.

 

Adrien Bosc est le cofondateur du magazine Desports  qui a pour ambition d'aborder le sport par l'axe historique ou littéraire. Déjà, ce plaisir à chercher des portes d'entrées inédites pour parler de sujets qu'on croit galvaudés (parler de la guerre en Yougoslavie via les infrastructures des JO de 1984 !)...

 

Avec "Constellation", Bosc se passionne pour le crash de l'avion du même nom, le 27 octobre 1949, avec entre autres à son bord la star de l'uppercut Marcel Cerdan. Suite à un concours de circonstances, l'écrivain s'est intéressé à ce drame et a justement choisi d'évoquer les hasards, les trajectoires qui ont mené ou détourné des gens de ce vol fatal.

"Constellation" d'Adrien Bosc / Miossec "Ici-bas, ici même"

Bosc déploie ses outils de journaliste et dissèque les destins des passagers, des + célèbres aux + anonymes, retrace les dernières heures, pensées ou objectifs de chaque voyageur avec le même sens du détail, ainsi que les fouilles qui suivirent. Cette débauche de récits factuels et de points techniques, certes intéressante et contée par une plume maîtrisée, fait se poser la question du terme "roman" - car même si Adrien Bosc lie le tout par une poésie des coïncidences et autres conjonctures, on a plutôt affaire à une enquête aboutissant à une galerie de portraits quasi exhaustive. Il englobe, embrasse l'événement, ronge son os sans en laisser une miette.

"Constellation" d'Adrien Bosc / Miossec "Ici-bas, ici même"

Jusqu'à l'os, c'est là qu'est allé Miossec avec "Ici-bas, ici même", entraîné par la carnassière avidité d'Albin de la Simone (sous son étiquette de producteur) à décharner les morceaux pour n'en garder que l'essentiel, que le meilleur. Le seul défaut de ce neuvième disque est qu'il intervient dans une discographie déjà bien fournie et que sa perfection peut sembler déflorée par les albums précédents, nous privant ainsi d'une claque totale. Non pas que les deux ou trois derniers disques furent médiocres, loin de là, mais ils ont proposé des amuse-gueules mélodiques donnant aux nouvelles compositions un goût de déjà entendu. Comme une bande annonce qui aurait trop montré du chef d'oeuvre. Bref, vous l'aurez compris, je chipote.

 

Album crépusculaire s'il en est, "Ici-bas, ici même" écorche une fois de + les sentiments, décrit les relations décapées, les amours en copeaux, et surtout ouvre une fenêtre grinçante à la mort. Serein et lucide, le disque a des allures de bilan de fin de vie, de testament. Avec pourtant cette lueur mordorée d'espérance qu'il reste toujours une dernière chose à faire ou à laisser, une éternité à aspirer.

 

"Constellation" d'Adrien Bosc / Miossec "Ici-bas, ici même"
"Constellation" d'Adrien Bosc / Miossec "Ici-bas, ici même"

La voix du breton est + calme et chargée d'histoire(s) que jamais, la mélancolie enfle les accordéons et s'extirpe des violons discrets, et donc oui, le déclin ou la mort rampent mais dans une acceptation de la fatalité.

 

Une place de choix est faite aux silences. C'est un des grands sujets du disque : le manque, le Paradis perdu, l'idyllique ventre maternel. Un amour de la vie bat dans chaque chanson, seulement on ressent comme un appétit nostalgique pour l'existence, mais plus de fringale, comme si la tête voulait encore vivre et que le coeur ne cognait plus vraiment. Rattrapé par la pesanteur. Ici-bas.

Cette tension de sentiments d'une grande noblesse est parfaitement mise en musique. Les arrangements sans maquillage donnent du relief à la moindre note, toujours à la bonne place. L'intimité est induite par les silences, des percussions sur la pointe des pieds, les bruits de pédales du piano. Du grand art...

 

Des images d'un noir et blanc aux contrastes puissants jaillissent des morceaux, comme dans "Samedi soir au Vauban", tango qui sent la gazoline. D'un bal des années 50 on se retrouve ensuite projeté par une contrebasse au fond d'un bar bleu gitane. Ces vignettes noir et blanc sont probablement ce qui m'a intuitivement fait approcher ce disque de "Constellation", dont les pages projettent les images d'archives dans un bruit de vieille bobine.

 

Bien d'autres liens allaient se nouer. Lorsqu'on écoute les paroles de "Nos morts" ou "Des touristes", on croit les textes concis et judicieux de Miossec signés pour ce drame. Quant aux choeurs féminins qui embrasent ces chansons, ils attrapent les tripes. Au même titre que certains chapitres de Bosc ? Justement pas tout à fait...

 

La vision clinique de l'écrivain a filtré l'émotion. On s'apitoie  sur cette jeune ouvrière bobineuse promise à un avenir d'or et de nylon, on plante nos sourcils sur le pieux de la surprise en apprenant que le merchandiser de Walt Disney se trouvait dans l'avion, et bien sûr on se passionne pour l'imbroglio autour des violons de Ginette Neveu, autre vedette disparue dans ce crash... En 1949, seule la classe sociale aisée pouvait emprunter l'aéronautique, ce qui explique cette collision de personnages riches en parcours professionnels. Adrien Bosc, sûrement par une respectable pudeur, ne fait jamais dans le mélo.

 

Alors que la sobriété terrienne de Christophe Miossec décave une chapelle organique bouleversante, il manque un peu de souffle au texte de Bosc. Il se raccroche pourtant à son amour des mots de Blaise Cendrars dans un chapitre final censé faire se rejoindre toutes les étoiles de sa constellation intime, et même s'il parvient à la même conclusion que la chanson "On vient à peine de commencer", c'est-à-dire qu'on peut toujours compter sur la poésie, une dose de levure fait défaut aux récits du jeune auteur.

Bien heureusement, les chansons sublimes de Miossec donnent une profondeur vibrante à ces destins dilapidés sur les Açores.

 

D'ailleurs au final, je me rends compte que la coïncidence entre ces deux oeuvres, c'est cette B.O.L., c'est cet article, c'est moi.

NB : Adrien Bosc vient de se voir attribuer le Grand Prix du roman de l'Académie française. Roman ??... Allez, bravo à lui !

Et au passage, souhaitons une flopée de Victoires de la Musique à Miossec.

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8 août 2014 5 08 /08 /août /2014 16:39
"Dimanches d'août" de Patrick Modiano / Etienne Daho "Les chansons de l'innocence retrouvée"

Note de concordance : 8/10

 

C'est comme un parfum en commun, quelque chose de léger mais prégnant ; c'est la trace de l'invisible. Un lien discret mais entêtant unit le dernier album d'Etienne Daho et "Dimanches d'août" de Modiano.

"La notte la notte", chantait Daho en 1984... Pour ma part ce sont les notes qui vont m'intéresser, la pyramide olfactive de ce parfum latent.

 

 

D'abord, LA NOTE DE TÊTE...

 

Premières effluves, première évidence : Modiano et Daho fréquentent le même tailleur, habillant leur travail d'une semblable élégance. Peut-être une adresse sur la Promenade des Anglais. Oui, l'élégance, c'est la fragrance volatile que partagent les deux artistes. Une classe naturelle déclinée dans leur oeuvre, dans leur comportement, dans leur rapport à l'image.

 

"Dimanches d'août" de Patrick Modiano / Etienne Daho "Les chansons de l'innocence retrouvée""Dimanches d'août" de Patrick Modiano / Etienne Daho "Les chansons de l'innocence retrouvée"

Dire des choses profondes sans jamais trop appuyer, en gardant toujours une touche impressionniste de mystère, voilà ce qu'ils savent si bien faire.

 

Etienne Daho souhaitait initialement signer son album disco. N'en restent finalement qu'un majestueux déploiement de cordes et la guitare funky toujours très chic de Nile Rodgers. Car si le genre disco peut s'avérer attachant, il peut vite basculer dans la vulgarité. Daho en a gardé une essence qui lustre ses "Chansons de l'innocence retrouvée" de la + belle des manières. Son chef d'oeuvre, sans conteste. Sa Riviera.

Des violons dévoués portent l'album, ils amènent "Les torrents défendus" dans des contrées cinématographiques, sublimant ce qui aurait pu n'être qu'une sympathique pop-song. Puis ils couvrent de nuit "Le malentendu". Une nuit d'étoiles mortes. Les cordes se font aussi inquiétantes et profondes lorsqu'elles éclairent "Un nouveau printemps", s'entremêlant dans un baiser insatiable aux autres instruments.

 

Cet aspect intriguant des arrangements classieux embaume le récit de Modiano. Raconté subtilement, comme un chapelet de souvenirs, "Dimanches d'août" fouille la mémoire de Jean, un homme seul qui déambule dans les rues de Nice. Raconté par bribes discontinues, on se demande vite pourquoi le narrateur est seul, lui qui convolait avec la belle Sylvia. Fugitifs oisifs, les deux amoureux se frottaient au frisson de l'aventure, avec en poche La Croix du Sud, un diamant exceptionnel ayant l'éclat du "Baiser du destin"... L'auteur distille savamment les réponses et les zones d'ombres. Le clair-obscur selon Modiano.

 

 

LA NOTE DE COEUR

 

La signature du parfum, son thème principal ; attachons-nous justement aux thèmes abordés dans ces deux oeuvres.

Etienne Daho a souhaité faire un disque sur les exclus. Ceux que l'amour a piégé, ceux que l'exil a repoussé sur les côtés, ceux qui émergent en marge. Dès le morceau d'ouverture "Le baiser du destin", l'humeur dramatique évoque la malchance, les vaines nervures du destin, tandis que "Un nouveau printemps" magnifie les losers. "L'étrangère", capiteux duo avec Debbie Harris (Blondie) parvient à parler avec romantisme et panache de la clandestinité, là où mille autres paroliers larmoieraient.

 

En voilà un beau d'exclu ! Les errances de Jean à l'état de fantôme soulignent sa nature marginale et on l'imagine, l'habit éreinté, tourner en rond - dans les rues, dans sa tête. Déjà dans la fuite à Nice avec Sylvia, Modiano les décrit comme des clandestins. Aujourd'hui embourbé dans la solitude, le narrateur cherche comme nous à savoir ce qui est arrivé à Sylvia, si elle a été victime ou complice des Neal - le couple richissime susceptible de racheter le diamant volé. Du grand Modiaho !

 

Dommage, les élans passionnés entre le photographe Jean et la jeune mariée Sylvia commençaient bien, leur rencontre au bord de la Marne profitait de l'ambiance guinguette bobo de "Un bonheur dangereux". La période d'incubation d'un virus avait pourtant commencé. Tout ne serait-il que mirage ? Où est "Le Malentendu" ? Daho et Modiano sont dans un bateau, ils se posent les mêmes questions.

 

 

LA NOTE DE FOND

 

Les molécules qui fixent les odeurs. La note qui génère le souvenir et l'attachement au parfum.

Les deux oeuvres, trempées de sud, respirent les mêmes épices de mélancolie. Si le chanteur répète volontiers que le titre de son album, inspiré par la poésie de William Blake, fait référence à un état de grâce et de quiétude, il n'en est pas moins imbibé d'un délicieux poison. Son regard est tendre mais triste.

 

Il y a une dimension littéraire dans "Les chansons de l'innocence retrouvée". On a presque affaire à de petites nouvelles musicales. Et le sommet, que dis-je l'Everest, que n'ai-je déprécié l'Anneau de Saturne du disque, c'est "L'homme qui marche".

Si l'on devine les traces de pas de "L'Etranger" de Camus, la chanson écrase de son soleil noir la trajectoire biaisée de Jean dans "Dimanches d'août". Le morceau tend une arche tourmaline entre John Barry et Alain Bashung. "Comme le héros d'un livre qui ne souffrirait plus du froid/l'homme qui marche devant moi, est-ce moi ?" chante Daho, qui pourrait décrire le niçois. La recherche de soi, l'identité trouble, c'est aussi le terreau de Modiano, ici comme ailleurs dans sa bibliographie.

 

En ne levant pas tous les mystères, en ne mettant pas les points sur les i, l'auteur laisse le lecteur combler les trous, mettre les derniers coups de pinceaux et ainsi nous glisse dans la peau de son narrateur. Un goût d'inachevé tellement humain...

 

Le souvenir, la mélancolie, mais aussi l'oisiveté reviennent beaucoup chez Modiano. L'inactivité (dimanche et août : des segments de temps liés au repos) est décrite comme un bonheur portant les germes de la lassitude et de l'ennui, comme si rien ne pouvait durer... Comme si l'innocence retrouvée était vouée à être reperdue. C'est sur cette lucidité que poussent les fleurs de la mélancolie.

"Dimanches d'août" de Patrick Modiano / Etienne Daho "Les chansons de l'innocence retrouvée""Dimanches d'août" de Patrick Modiano / Etienne Daho "Les chansons de l'innocence retrouvée"

Une bonne Bande Originale de Livre, comme pour un film, souligne l'action, accompagne le récit, renforce voire instaure une ambiance. Une très bonne B.O.L. tend une passerelle entre le livre et le disque, le nourrit autant qu'elle semble s'en inspirer, fait naître des images qui se répondent. Ce sont les deux faces d'un vinyl qu'on jouerait en même temps. Les histoires de Daho et de Modiano se superposent. Elles se croisent au coin d'une rue, partagent un chemin, se séparent et se retrouvent.

C'est le va-et-vient des émotions, leurs émanations...

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