Note de concordance : 8,5/10
Je n'ai pas vu l'évidence tout de suite. Le choix de Hauschka pour filer les mots de Fottorino n'était d'abord qu'une affaire d'ambiance - point toutefois substantiel d'une bonne B.O.L.
Plus tard est arrivée cette concordance entre les visuels : un personnage, assis et nu, le dos vaguement voûté, comme un bouclier. On ne se livre pas facilement dans ces deux oeuvres ici rapprochées.
C'est ensuite comme un flux, comme un nerf intuitif reliant "Ferndorf" et "Un territoire fragile" qui s'est révélé. Car si l'allemand Volker Bertelmann, alias Hauschka, manipule la structure et les mécanismes acoustiques de son piano, le personnage phare de Fottorino est quant à lui accordeur. Qui n'accorde pas les instruments, seulement les corps.
Le musicien Hauschka est passé maître dans l'art du piano préparé. Comme John Cage qui a initié cette pratique, il détourne, décore, étoffe, étouffe les cordes du piano, y greffant ici une capsule de bouteille, y posant là une balle de ping-pong, y scotchant ailleurs un bout de plastique... Tout un attirail fantaisiste, un coffre à jouets, une ribambelle de machins qui viennent donner de nouvelles couleurs + ou moins aléatoires aux résonances, aux tonalités, au spectre harmonique de l'instrument.
Accompagné pour ce disque par des violons ou violoncelles, Hauschka restructure, retravaille manuellement - artisanalement même - la charpente et la mécanique du corps de son piano.
Le père d'Eric Fottorino était kinésithérapeute (il est conseillé de lire "L'homme qui m'aimait tout bas" pour mieux cerner l'ancien directeur du journal Le Monde). L'auteur est imprégné de ses gestes, du savoir-faire réparateur, du vocabulaire anatomique aux atours poétiques, voire exotiques.
Pas de piano manipulé dans ce roman, mais une femme. Blessée. Clara saute sur une occasion professionnelle pour gagner Bergen en Norvège, et fuir sa vie de femme battue et oppressée par un marocain au charme diabolique. Mais tout en elle est en vrac ; un chaos émotionnel, un camaïeu d'hématomes, des muscles traumatisés, des tissus en otage de la peur, des nerfs emmêlés comme la ferraille dans une vieille casse, des chairs en jachère.
Suite à des crises d'eczéma, on va la diriger vers l'accordeur de corps, mais celui-ci ne peut à peine la toucher. L'âme trop à vif ! Il va lui falloir beaucoup de temps pour essayer de remettre en accord Clara, faire en sorte que sa musique sonne à nouveau juste.
D'un côté nous avons donc un pianiste qui triture ses cordes, les amène au-delà de leurs retranchements pour en réinventer les limites, de l'autre un kiné qui remodèle les liens du corps et de l'esprit afin de retrouver l'euphonie. Pourtant ils sont à la recherche d'un même but : l'équilibre et une forme d'harmonie.
L'équilibre et la limite sont les grandes questions du roman ; lorsque l'on pose son doigt sur un corps et que l'on appuie, jusqu'à quel moment est-ce encore une caresse, à quel moment est-ce une douleur ? L'accordeur, puis un vieux peintre vont chercher ce point fragile, cette frontière invisible.
Eric Fottorino s'interroge alors sur les traces que l'on laisse, époussetant la différence entre le propre et le figuré. L'autre thème important d' "Un territoire fragile" est le toucher. Un sens qu'il n'est pas si aisé de traduire à l'écrit mais auquel ce bel écrivain n'a pas peur de se frotter. Et là encore, dans ce grand écart entre une mère qui semble avoir renié le tactile pour lui préférer le caoutchouc des gants et un salaud qui prend ses mains pour des marteaux, Clara ne voudrait plus avoir à choisir et juste ressentir la vibration juste.
Entre clic-clic, crac, zip wap, et des mélodies répétitives (au sens hypnotique du terme) ou mélancoliques, le pianiste-funambule de Düsseldorf, brocanteur des sons, plie à lui la musique, l'immisce dans de nouvelles dimensions, la fait tourner la fait craquer, lui redessine des vertèbres d'ivoire et de rêve, en écho au travail de l'accordeur de Bergen.
A fleur de peau, Hauschka et Eric Fottorino sont des architectes de la vibration qui malaxent ce qui est en surface et en profondeur du corps ; ils ont comme matière première commune la délicatesse, et se désarticulent/réarticulent l'un à l'autre en accord majeur.