Note de concordance : 7/10
Tout coule de source...
Que l'on parle de l'écriture de Tapply, des compositions de Grant-Lee Phillips, ou encore de la confluence de ces deux œuvres, tout glisse naturellement.
Ici pas de frime, pas de posture, pas de calcul. Que du plaisir. William G. Tapply était un passionné de pêche à la mouche, au point de signer plusieurs essais sur le sujet et surtout de systématiquement imaginer ses héros mordus de ce même hobby. Avant d'écrire les aventures de Stoney Calhoun, c'est sur une bonne vingtaine d'énigmes qu'il a mené l'avocat Brady Coyne, pêcheur invétéré (une série non traduite, à un titre près).
Les prétentions de Calhoun doivent s'assimiler à quelque chose près à celles de son créateur : avoir une vie paisible et partager sa passion. Au cœur du Maine, il refait sa vie en tant que guide de pêche. Sa vie précédente ? Il n'en a pas de souvenir. Calhoun est amnésique. Cependant, des indices lui indiquent que son passé doit avoir quelque chose à voir avec la police, l'autorité, les services secrets ou autre joyeuseté dont il ne veut pas. Une cabane près de la rivière, un chien, quelques amis... les seules complications que Calhoun tolère sont les débuts d'une jolie histoire d'amour. Pour le reste, il ne demande qu'à se fondre dans le décor.
Son passé, lui, Grant-Lee Phillips, s'en souvient très bien : leader du groupe Grant-Lee Buffalo (et avant cela des moins marquants Shiva Burlesque), il a plié le monde à son rythme avec le tube international "Fuzzy", de la folk aux racines chamaniques amérindiennes. Quatre albums splendides précéderont une carrière solo plus discrète, plus indépendante ; je ne serais même pas étonné, tant cela me rappelle Stoney Calhoun, que le gars s'accorde aussi quelques virées de pêche à la mouche !
Grant-Lee Phillips a toujours chanté les éléments, ses chansons sentent la poussière, la terre mouillée, l'humus ou le sable rouge. Il a des origines Cherokee et est captivé par l'énergie de la terre, des ancêtres, par les histoires qui traversent les générations. Dans son huitième album solo, "The Narrows", le songwriter explore les fins fonds de l'Amérique, de son Amérique. Les récits du temps et de sa propre lignée. Il confronte le passé et le présent, l'appartenance à une terre et la soif de liberté, d'aventure. Voilà des thèmes qui traversent naturellement notre trilogie...
Le besoin de trouver la paix intérieure, magnifié par une poésie touchante, est sans doute le sujet phare de "The Narrows". Les guitares sont au diapason : elles filent, gracieuses, touchées par les vents de l'Arkansas, ceux qui font de Nashville le carrefour du blues. L'album a été enregistré dans le studio de Dan Auerbach (The Black Keys), terrain de jeu serein, entre matériel ancien et sophistiqué. L'avenir, écho des hiers.
Grant-Lee a déménagé de Californie pour l'Arkansas afin d'y retrouver les traces de sa famille. Cette quête très personnelle perle de chacun des morceaux, mélancoliques, contemplatifs, parfois un peu "ricains" (à écouter dans une grosse Mustang, mais sans pour autant quitter les back roads). Les émotions sont toujours associées à des lieux. Dans cette topographie des sentiments, la pluie du Tennessee lave les larmes, des ruisseaux débordent les souvenirs, la fougue de la jeunesse dévale les routes secondaires...
Le formidable avantage de retranscrire les expériences de Bandes Originales de Livres, c'est qu'en creusant un peu on met à jour les liens pressentis entre les œuvres, comme des fondations sous les pinceaux de l'archéologue. J'ignorais donc jusqu'à ce jour que "The Narrows" était un segment de rivière agité, "Mocassin Creek" un ruisseau et n'avais même pas remarqué que l'un des titres de l'album s'appelait "Just another river town".
D'omniprésents flots qui nous entraînent évidemment chez Tapply. Sa Nouvelle-Angleterre semble irriguée de toutes parts par des bras de mers ou des replis de rivières que Stoney Calhoun connaît comme sa pêche.
Dans sa première aventure "Dérive sanglante", le héros va retrouver un ami noyé dans d'étranges circonstances, lors d'une virée. Cela va réveiller en lui des réflexes insoupçonnés. La culpabilité de s'être laissé remplacer par son jeune collègue décédé n'explique pas entièrement sa volonté d'enquêter : Calhoun a un savoir-faire, il est méthodique, il sait instinctivement renifler les pistes.
Le plus intrigant est la visite plus ou moins régulière d'un homme en costume qui s'assure à chaque fois que Calhoun est toujours amnésique. Que se passerait-il sinon ?
C'est également lors d'une escapade, à "Casco Bay", que Calhoun découvre un cadavre calciné, dans sa deuxième aventure. Toujours tiraillé entre cette envie de routine plaisante et le besoin de résoudre une énigme, ce brave Stoney en devient très attachant. La simplicité à laquelle il aspire, si bien illustrée par la musique de Grant-Lee Phillips, est d'autant plus précieuse qu'elle se fragilise au contact des intrigues qui rôdent.
Dans "Dark Tiger", l'homme au costume prend davantage d'importance, comme si le passé de Calhoun devait à un moment ou un autre régurgiter. Cependant, on ne saura jamais avec certitude quels arcanes sont engloutis dans le cerveau de Calhoun. Tapply nous a quitté avant d'émerger ces secrets. En nous laissant face au même mur qu'un amnésique : une expérience en soi.
Les descriptions de la nature, pleines de tendresse et d'humilité, donnent à cette série une couleur vivace. On se prend à rêver d'une vie simple, à regarder les lumières étincelantes picoter les eaux, à arpenter des chemins quasi-vierges, à écouter les oiseaux, à humer les ultimes brumes de la nuit.
Avoir choisi un personnage qui reprend tout à zéro, qui fait face à un enivrant horizon de choix, est une belle intuition de la part de Tapply : non seulement cela sublime pudiquement cette valeur sentencieuse qu'est la liberté, et surtout l'identification à Stoney opère en un quart de page. Et dieu sait pourtant si je me fous de la pêche ! Mais c'est imparable.. Il en va de même avec sa vie amoureuse qui semble toujours revenir au stade de la séduction, tandis qu'il flirte avec Kate, sa patronne dans la boutique de pêche. Lorsqu'en + Grant-Lee ensemence ses notes rustiques, cela met en effervescence les cénotes romantiques que nous avons tous dans le cœur.
Les ballades limpides moissonnées par le chanteur - auxquelles il mêle sa voix précise, son grain charnel - sont claires comme de l'eau de roche. Elles glissent sans heurts sur les romans joliment menés de William G. Tapply. Entre ces deux artisans du travail bien fait, une complicité simple comme bonjour s'est bâtie. Et au milieu coule une rivière.
Même pour les scènes d'action, Grant Lee a du répondant.